Le Passe Muraille

L’assignation à la mémoire léguée

 

À propos de Thésée, sa vie nouvelle, de Camille de Toledo

par Francis Vladimir

En langage juridique l’assignation oblige à se présenter devant le juge. Le texte de Camille de Toledo, comme un roman ajourné, du seul fait de son titre, relève de la comparution intime.  Le Thésée du Minotaure traquant le monstre. Sa vie nouvelle, l’avenir que le narrateur, en emmenant sa famille, prétend trouver, au tout début du livre, fuyant vers une ville, à l’Est, en train de nuit qui était sa promesse… il a eu beau mettre une langue, des frontières et des fleuves entre lui et sa vie d’avant, rien n’y a fait. En toute fin du roman nous saurons qu’il s’agit de l’Allemagne. C’est que le temps qui nous est raconté embrasse et embrase tout le XXème siècle. Cent ans d’une histoire familiale dévastée qui refait surface dans des pages où l’auteur, éparpillant les éléments autobiographiques, en fait une matière visible et indissociable du récit, autant de jalons pour le lecteur dans l’avancée du roman. Ajourné, comme si ce qui débutait par une trame romanesque, peu à peu, à la faveur des témoignages, des matériaux utilisés que sont les photographies, les lettres, aplaties dans le texte,  nous écartaient d’un parcours trop linéaire. 

L’enjeu d’un tel livre se joue, à parts égales, dans l’écriture et la lecture. D’emblée l’écrivain livre ses clés. Trois cartons d’archives accompagnent Thésée dans sa fuite. Chacun d’eux le relie à ses « chers disparus ». Son frère Jérôme, l’homme fragile, suicidé de la famille, sa mère et son père, qui suivront très vite, l’une par rupture d’anévrisme trente-trois ans, jour pour jour et à l’heure près, après la naissance du fils aîné disparu, et l’autre d’un cancer.

À partir du désespoir de ce frère aîné se déploie, dans un temps remonté, »la lignée des hommes qui meurent »à laquelle, le fils restant, Thésée, devra se « réattacher » ( dernier mot qui conclut le livre).  Dans le labyrinthe de son histoire familiale, le narrateur, en proie à la douleur de la perte, déchoit physiquement, bien des années plus tard après que la mort a frappé de manière si proche. Déchéance de chaque jour, de chaque instant à laquelle son corps est soumis, comme si la matière, récipiendaire de l’âme, avait inscrit en sa chair tout ce qui ne peut être celé. « Thésée cherche une issue hors du labyrinthe. Il voudrait éviter le monstre ; face à toutes ces images qui sont répandues là, à ses pieds, il aimerait reprendre vie sans même les regarder ; et s’il donne l’impression d’être vivant à celles et ceux qui le croisent, il faut me croire, tout en lui est en miettes, son dos, les racines de ses dents, tout meurt …et cette interrogation finale : que sait la matière que nous ne savons pas encore, que nous échouons à porter jusqu’au langage ? »

 Dès lors s’opère l’anamnèse, biographie révélée par le contenu soutiré aux cartons que, dans ses pages, l’écrivain nous soumet pour raconter cette lignée brisée. Les hommes/ancêtres mourront lors des deux grandes guerres. Nissim sur le front des Flandres en juillet 1918. Talmaï, son jeune frère, suicidé en 1939, terrifié de voir partir, à la guerre, son jeune fils Nathanaël ( le propre grand-père de Thésée) et pour avoir feint d’accepter la mort d’Oved, son premier fils, mort tout jeune d’une pneumonie dans les années trente, petit prodige et ange véritable égaré sur cette terre. C’est à une lente descente aux enfers et à une aussi lente remontée de lui-même que Thésée s’adonne. Sans autre fil d’Ariane que son questionnement incessant. De l’identité juive, à la relation aux parents,- le père (Gatsby, le résilient) et la mère, formidablement absents, éloignés de leurs enfants par la tyrannie de la réussite des trente glorieuses, – « je vais m’éloigner de ton visage », dit Thésée à Esther, sa mère, « tenter de ne plus penser à toi et à tes procès inachevés »… – l’enfance des deux frères, Jérôme et Thésée qu’une photographie en couleurs fait naître, – « une trace de l’indestructible enfance, quand rien encore n’était apparu des failles qui l’emporteraient ; avant le déménagement pour Paris qui nous arracha aux forêts ; avant que nous soyons emportés dans les tensions noires des disputes contenues ; avant que le frère ne se mette à prononcer ses phrases de possédé : «  j’ai pas de couilles, Thésée, j’ai peur et je ne sais pas d’où ça vient… grâce à cette image, il parvient à écrire … j’ai eu un frère» -, la place vide laissée par les morts -. « traverser ces années douloureuses, cette saison des morts ». 

 On reste troublé par une telle remontée vers les origines. Qui sommes-nous, d’où venons-nous, où allons-nous ? La question du sens de nos vies à laquelle le plus grand contresens eût été de ne pas esquisser de possibles. Avec Thésée, sa vie nouvelle, l’auteur livre une envoûtante réponse. « Y a-t-il une raison à la blessure ? » Face à la douleur venue du fonds des âges, la douleur ancestrale, la douleur familiale, nous assignant à nous-mêmes, à l’impérieuse exigence de savoir et comprendre, la conscience enfin s’éclaire au tribunal de la mémoire léguée, elle s’extirpe et se déplie du tréfonds de soi, pour que débute la vie nouvelle.

F.V.

Camille de Toledo, Thésée, sa vie nouvelle, Verdier.

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