Le Passe Muraille

L’art ne meurt pas

 

À propos des Géants de la montagne de Pirandello,

par Alberto Nessi

Pour la scène finale du drame inachevé Les Géants de la montagne de Pirandello, Giorgio Strehler a eu une géniale trouvaille dramaturgique: il fait sortir de scène les acteurs de la troupe tandis qu’ils soutiennent le corps mort de la protagoniste. Le groupe descend dans la salle, au milieu du public, et l’effet est poignant. Le metteur en scène du Piccolo Teatro de Milan atteint ici un des sommets de son art de l’interprétation.

La dernière oeuvre de Pirandello s’interroge sur la survie de la poésie dans un monde dominé par l’industrie, par la technologie, par l’inhumain. Nous sommes en 1936, à la veille de la Seconde guerre mondiale. L’auteur, par les paroles du mage Cotrone, nous communique sa foi dans le théâtre en tant qu’essence magique, fête primitive. Le grand écrivain sicilien croit en la force de l’imagination. «Le véritable miracle ne sera jamais la représentation, croyez-moi», dit encore Cotrone, «ce sera toujours l’imagination du poète…»

Pourtant, dans l’interprétation de Strehler, la tentative de mettre en scène une fable nouvelle échoue. Ilse, l’actrice, se meut telle un pantin noir derrière une toile éclairée. Elle veut proposer le spectacle aux géants, c’est-à-dire aux technocrates, mais elle est abattue, criblée de coups. Ses camarades la portent au milieu du public: c’est le cadavre de la poésie tuée par l’égoïsme et la méchanceté de l’homme. Et le rideau tombe, jetant à bas le chariot des comédiens.

La récente représentation milanaise du drame nous semble poser, avec beaucoup d’efficacité, une des questions cruciales de notre temps: la mort de l’art. Ce n’est pas une question nouvelle: on en parlait déjà au siècle dernier. Et on la repose à chaque fois que nous touchons du doigt la folie et la cruauté des hommes: après Auschwitz, ou aujourd’hui, tandis que dans le monde les valeurs de la vie et de l’esprit sont encore niées. Un seul exemple, symbolique, survenu récemment: la tombe de Bertolt Brecht, à Berlin, profanée par ces mots: «Sale Juif». Une profanation où la haine de l’autre et celle de la poésie ne font qu’un.

Pour en revenir aux Géants de la montagne: nous, de quel côté sommes-nous ? Celui de Pirandello, avec sa foi en l’art, ou celui de Strehler, avec sa vision pessimiste du présent ?

Peut-être, dirais-je, peut on être des deux côtés: parce que la représentation de la mort de l’art est elle-même une oeuvre d’art. Le négatif, transmis artistiquement, change de signe, nous émeut et nous fait croire en l’homme. Le véritable mal, c’est le silence, l’indifférence, la profanation de la tombe du poète. Tous les autres messages, même les plus sombres, sont rachetés par la voix et la main de l’homme de génie qui en font un discours de recherche de la vérité sous les habits de la beauté formelle: ces deux conditions suffisent à conférer noblesse à tout contenu, quel qu’il soit.

Sans la beauté, pas d’art. Cette déesse, qui change avec le temps, empreint d’une lumière vivace les paroles du poète, fussent-elles de dissonance et de défaite. «Saleté», crie le poète Umberto Saba à l’Italie après les élections du 18 avril 1948, dans un vers célèbre de Vittorio Sereni; dans une autre poésie de ces ans-là, Sereni affirme: «Je ne l’aime pas, mon temps, je ne l’aime pas.»

On fait de l’art de cette façon aussi. Avec la négation. Avec la résistance. Avec l’indignation, dont le besoin se fait cruellement sentir, par ces temps de conformisme et de perte d’espoirs.

A. N.

(Text inédit en français, traduit par Christian Viredaz)

(Le Passe-Muraille, No 17, Mars 1995)

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