Le Passe Muraille

L’art de disparaître

À propos du Docteur Pasavento d’Enrique Vila-Matas,

par Antonin Moeri

Sur la première de couverture, un homme fixe l’objectif du photographe. Son chapeau, sa cravate, son pantalon, ses chaussures indiquent un temps révolu. L’étonnante veste que porte sa fille, debout sur une chaise pliante, nous renvoie également à une période historique passée. A l’arrière-plan, le lecteur averti reconnaît le jardin du Luxembourg, à Paris, où s’entraînent désormais au taï-chi des solitaires ou des groupes de femmes en jogging. La photo de la première de couverture fut prise vers 1924, le papa bien mis s’appelait Emmanuel Bove, un auteur discret que Beckett et Handke ont admiré, « un chroniqueur impitoyable des vies rongées, détruites, pourrissantes, » dont les livres ont souvent été introuvables avant leur édition en Omnibus. De Bove, Enrique Vila-Matas a fait l’un de ses nombreux doubles dans un magnifique roman-essai où  le narrateur vous entraîne en Patagonie, à New York, à Herisau, à Prague, à Paris, à Naples, à Yokunowo, de digression en divagation, vers un jardin oublié dont les allées évoquent les replis sinueux de notre cerveau. Ce livre est intitulé Docteur Pasavento, titre qui me fait irrésistible-ment penser à la phrase que prononça la soeur de Marat à propos de la participation de celui-ci à la Terreur : « Ce ne sont que turpitudes humaines qu’un peu de sable efface »…

Un homme de lettres, attentif au travail de certains de ses pairs, assiste à des conférences de presse, lit les grands quotidiens, répond à diverses interviews, signe des livres dans des librairies, prononce des conférences ici ou là, participe à des rencontres culturelles, à Séville par exemple, où il devrait dialoguer avec un confrère sur les relations entre réalité et fiction. Or le voyage en train jusqu’à cette ville d’Andalousie finit par ressembler à celui d’un héros de Julien Gracq ne trouvant pas l’ami qui lui a donné rendez-vous dans sa propriété. C’est un roman sur l’Absence, l’Eclipse, la Disparition, thème cher au Docteur Pasavento qui aimerait prendre congé de la littérature pour s’installer au bord de l’abîme, dans cet espace où, retournant « au stade du langage enfantin, nous devons tout réapprendre », dans cette chambre d’hôtel où «un narrateur à l’écriture privée regar-de d’une fenêtre le vide et la mer».

Si la solitude, la folie, le silence, la liberté, l’imposture, la mort, l’errance, le beau malheur sont les thèmes de prédilection du Docteur ou de son fantôme, ils furent également ceux d’un certain Robert Walser, dont « les phrases font l’effet de glissements vers un silence glacé », qui «distillait dans la solitude une littérature d’une extrême originalité », « vainqueur secret d’une bataille contre les romans à message », un pour-fendeur du pouvoir qui, au prestige, à la puissance publique, aux paillettes et aux idées générales, préférait « les infimes et insignifiantes ténèbres ».

La vie de Robert Walser, sa légende, son oeuvre et son éthique des désespoirs vont progressivement s’imposer dans le paysage pasaventien. C’est autour d’elles que rôdera le héros jusqu’à « cet instant précis où la petite localité de Herisau surgit en lui comme une légère obsession». Peu à peu gagné par un sommeil réparateur, le psychiatre imagine son déplacement en Appenzell, sa visite à l’asile en compagnie d’Yvette, responsable de la chaire de littérature hispanique de l’Université de Saint-Gall. Ce voyage donne lieu à un des passages les plus drôles du livre. Et c’est la question qu’on se pose en le (re) lisant. Des trajets sont suggérés, des visites à des écri-vains ou à leurs fantômes sont mises en scène, des séjours dans des villes sublimes sont évoqués et, jamais, le lecteur n’a le sentiment pénible de lire des souvenirs savants ou des comptes rendus culturels. On dirait que Vila-Matas invente ici une figure d’écrivain qui parle à l’oreille d’un lecteur préférant le désaccord, l’écart au bruit de fond des réseaux d’expression publique. C’est peut-être dans cet écart que la littérature survivra à l’excès de renoncement à l’art ».

A. M.

Enrique Vila-Matas. Docteur Pasavento.Traduit de l’espagnol par André Gabastou. Bourgois, 2006. 434 pages.

(Le Passe-Muraille, No 71, Janvier 2007)

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *