Le Passe Muraille

L’amour à la folie

 

À propos des affabulations merveilleuses du grand conteur. Qui se fait le chantre lyrique, et plein d’humour baroque, de l’indestructible passion amoureuse,

par Pascal Ferret

C’est un lieu commun que de comparer la passion d’amour à une maladie, mais ceux qui en ont été frappés une fois ou l’autre, dont nous faisons partie du club, s’étonneront assurément d’apprendre, en lisant L’amour aux temps du choléra de Gabriel Garcia Marquez, que les symptômes de cette terrible affection sont les mêmes que ceux du choléra. Que les miraculés qui en ont réchappé se le rappellent donc : pouls diaphane, respiration sableuse, pâmoisons languides, diarrhées en cascade, vomissements vert crocodile, tout y est, du moins à en croire l’éminente compétence du bon Dr Juvenal Urbino, lequel se fit, la fin du siècle dernier, un devoir personnel de lutter contre le choléra après que celui-ci lui eut arraché son père, lui révélant du même coup sa propre condition de mortel. Et quand nous aurons précisé que le toubib en question piocha la matière, en son jeune âge, auprès de l’épidémiologiste le plus fameux des hôpitaux parisiens de l’époque, en la personne d’Adrien Proust, initiateur des cordons sanitaires et papa d’un certain Marcel, le lecteur se sera sans doute défait de son air dubitatif.

Cependant, qu’il ne s’imagine pas au bout de ses étonnements, dont cette délectable chronique regorge positivement.

Haute fantaisie

Cela commence, à l’aube d’un dimanche de Pentecôte, dans cette ancienne cité coloniale des Caraïbes, avec le constat, par le Dr Juvenal Urbino, son ami et partenaire privilégié aux échecs, du suicide, par fumigation de cyanure d’or, d’un certain Jere- miah de Saint-Amour, photographe d’enfants de son état et se déclarant, à titre posthume, ancien pensionnaire du bagne de Cayenne pour crime cannibale. Toute une saga en perspective, mais dont nous ne saurons à peu près rien.

Parce que c’est du Dr Urbino qu’il va plutôt s’agir jusqu’à son trépas non moins subit, cinquante pages plus loin, après qu’il se sera audacieusement perché de sorte à rattraper son intraitable perroquet citant les Evangiles et les chansons d’Aristide Bruant…

Programme chargé pour un seul dimanche, à quoi s’ajoutent une fête mondaine interrompue par un ouragan et la réapparition, au domicile mortuaire du docteur, d’un vieillard aux airs de rabbin en disgrâce qui vient réaffirmer, la veuve de Juvenal Urbino, l’inextinguible passion qu’il nourrit pour elle depuis un demi-siècle. Et cette autre histoire de s’amorcer alors par retour amont. Ainsi se déroulant le roman, comme un fleuve aux eaux tressées, charriant sanies tropicales et joyaux étincelants, s’attardant parfois en méandres nonchalants ou se précipitant en rapides sous la cravache l’auteur.

Comme un délire

Compliqué tout cela ? Disons alors, pour simplifier énormément, que Garcia Marquez entremêle, dans L’amour aux temps du choléra, une impossible passion et un amour accompli dans le quotidien, à ceci près que la folle fidélité aboutit elle aussi la toute fin du roman, à une belle idylle de vieillards.

Il y a donc, en premier lieu, l’incendiaire passion que l’employé postal Florentino Ariza, fils illégitime d’un armateur et d’une mercière, nourrit pour Fermina Daza depuis l’instant où il l’a entr’aperçue ; et c’est le récit, aux situations délirantes, d’un amour absolu et frénétique auquel la jeune fille, férocement gardée par un père rustaud et une tante costumée en franciscaine, va bientôt répondre avec les mêmes élans de romantisme juvénile, jusqu’au jour où, à portée physique de son soupirant, elle constate l’énormité dérisoire de son illusion. Or, il n’en va pas du tout de même pour Florentino qui, pendant cinquante ans, ne pensera qu’à regagner le cœur de Fermina, entre-temps devenue l’épouse légitime du beau Dr Urbino.

L’un des aspects les plus attachants du livre tient alors au fait que, loin d’opposer ces deux formes d’amour comme une paire antinomique, l’auteur leur permette d’exister dans le temps avec leurs particularités propres et leurs richesses.

Du grand art

Plus qu’une exaltation de la passion, c’est un hymne l’amour vrai (toujours un peu fou) que représente nos yeux ce roman, et plus particulièrement un chant la fidélité, laquelle n’a rien voir avec la résignation routinière. Et puis l’amour n’est pas, ici, réduit au seul élan qui porte un être vers l’autre, mais au contraire élargi, par un poète au constant pouvoir d’émerveillement, à tout ce qui vit et qui vibre autour de nous, qu’une langue baroque et profuse, mais à la fois minutieuse dans ses moindres inventions, nous restitue dans un splendide déploiement de saveurs, de parfums et de lumières.

À cet égard, il nous semble que l’expression de Garcia Marquez se leste ici d’une substance beaucoup plus dense qu’en d’autres de ses écrits, à commencer par le macaronique Automne du patriarche. Disons qu’il retrouve en somme le grand souffle de Cent ans de solitude…

En outre, la traduction d’Annie Morvan nous paraît rendre le rythme et la beauté de chaque phrase avec un bonheur constant. Bref, c’est un livre magnifique que L’amour aux temps du choléra, où les dons de conteur de Garcia Marquez, et son admirable pouvoir d’évocation, font merveille.

Gabriel Garcia Marquez, L’Amour au temps du choléra. Éditions Grasset, 1987.

 

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