Le Passe Muraille

L’ami Roland boit la ciguë, ou la mort du moineau perdu

A la veille de ses 80 ans, le chroniqueur et polygraphe Roland Jaccard, qui avait publié deux nouveaux livres depuis le début de l’année, dont son journal 1983-1988 comptant 834 pages et intitulé Le Monde d’avant, a choisi de mettre fin à ses jours, à l’imitation de sa mère autrichienne et de son père vaudois. Esprit libre s’il en fut, hédoniste posant au cynique désabusé en dépit de sa vibrante porosité sensible et de son humour jamais en défaut, notre ami Roland laisse, par delà son important travail de passeur-éditeur, une œuvre personnelle d’une rare vivacité, qui fera date par son style.
Mais que fut donc son «monde d’avant» ?
Par JLK
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La première image que je conserve de Roland, en usant du JE comme il le faisait lui-même sans se gêner, est celle, dans notre «monde d’avant» lausannois, d’un long personnage en «calosse» de bain à la piscine de Montchoisi, maigre comme un héron et la mèche un peu canaille bon chic, au milieu d’un quarteron de filles en bikinis, visiblement en train de draguer alors que nous, les garçons, bien cinq ans de moins que lui, nous attendons le moment de l’annonce par haut-parleur: «Attention, on va faire les vagues !» et là nous nous jetterons à l’eau comme des sauvages tandis que le tombeur, là-haut, restera planté bien snob sur ses longues pattes à faire sa cour aux minettes.
Cela dit, je n’aimais pas Montchoisi, trop fils à papas pour moi, qui préférais les bains popus du port de Pully où nous dévalions en vélo des hauts de la ville avant de plonger dans l’eau verte et ensuite de reluquer les entraîneuses du Tabaris ou du Brummel; et cette fois c’est moi qui ai snobé Roland, au moins soixante ans plus tard chez Yushi, quand je lui ai raconté comment, chatouillant les pieds des belles endormies à plat ventre sans soutifs, nous les faisions se cambrer, sauter en l’air et montrer leur lolos débridés… de Dieu la vue ! Et lui : comme dans Amarcord, mon cher, nous aurons été les ragazzi…
Ce qui nous fait revenir au centre-ville, un mercredi après-midi au Bio, le cinéma du western-spaghetti par excellence, où la meute à grands cris met en garde John Wayne quand un Indien va lui lancer son tomahouac, et je ne sais pas si Roland est de la bande vu la différence d’âge, mais on lira bientôt ses chroniques de cinéma dans la feuille socialo du coin, et Freddy Buache en personne m’en signera le certificat plus tard : que le même Roland le côtoyait souvent au premier rang dans les salles noires du «monde d’avant», disons au tout début des années 60. Un peu plus tard, j’étais moi-même placeur au Colisée où j’ai vu 25 fois Juliette des esprits de Fellini, auquel je préférais à vrai dire Les Vitelloni en m’identifiant au doux Moraldo. De là comme un début de complicité…
Ensuite notre Lausanne du «monde d’avant» sera, dans la foulée et pour résumer, celui du bar à café Le Barbare au pied de la cathédrale et de la cité genre Montmartre avec ateliers des Beaux-arts et autres nids d’étudiants, la librairie anar de Claude Frochaux aux escaliers du Marché, ou L’Escale, de l’autre côté du pont Bessières propice aux suicides urbains, avec ses filles de pensionnats huppés célébrées par Godard ; et dans ce monde d’avant les jeunes discutent beaucoup et fument beaucoup et baisent plus librement que leurs parents, et tout ce monde d’avant se politise et se subdivise, il y a plein de groupes et de troupes de théâtre, plein de cafés très enfumés et l’on «toraille» aussi dans les rédactions, enfin il y a là tout un habitus et sa faune des années 60-70 que Roland retrouvera plus ou moins à Paris, diplômé de je ne sais plus quelle faculté, quand il débarquera dans le Quartier latin et se fera un nom au journal Le Monde en tant que chroniqueur freudien jouxtant le sartrien Michel Contat, autre transfuge de nos douces périphéries lémaniques.
Je raconte ça pêle-mêle, de mémoire, comme on se le racontait l’an dernier au Palace ou chez Yushi, en zappant une longue période durant laquelle, perçu de Lausanne, le nom de Roland Jaccard flottait un peu dans les marées montantes de la rentrée littéraire, un bout de journal chez Grasset (L’ombre d’une frange) par ci, un extrait de journal chez Zulma par là (Le rire du diable) , et chaque fois que je lui consacrais un papier il me répondait amicalement même quand je l’avais égratigné, bref les années passèrent et tel jour on apprit que les bains Deligny s’étaient noyés dans la Seine, ce qui me sembla le comble de l’humour à la Jaccard avant que j’apprenne, dans son Journal d’un homme perdu, que ce naufrage avait marqué la rupture de son amitié avec Gabriel Matzneff pour quelques années…
De Stefan Zweig à Cyril Hanouna, suivez la courbe…
Le titre du Monde d’avant fait écho, de toute évidence, au Monde d’hier de Stefan Zweig, et vous n’aurez rien compris à Roland Jaccard si vous ne passez pas par Vienne, vu que l’Autriche le tient par sa mère dont une amie l’a dépucelé à 15 ans, comme il me l’a confié non sans fierté, tant il est vrai que ce «viol», selon son expression, et comme pour défier l’esprit de Me-too, le flattait, lui joli personnage d’une nouvelle de Zweig ou d’Arthur Schnitzler, autre auteur de ses préférences…
Dans Le Monde d’hier, Stefan Zweig évoque sa rencontre ratée avec un de ses condisciples, proprement génial, du nom d’Otto Weininger et suicidé à l’âge de 23 ans après avoir publié un essai sulfureux intitulé Sexe et caractère, succès européen de l’époque dont la version française a paru à Lausanne, aux éditions L’Âge d’Homme, préfacée par un certain… Roland Jaccard.
Otto Weininger, juif antisémite et homosexuel, homophobe et misogyne, ne pouvait que plaire à l’ami Roland, car Otto se psychanalysait lui-même en théorisant la guerre des sexes et les aléas de la bisexualité de manière combien plus hardie que ne le ferait Sigmund Freud, alors que les nouvelles de Zweig et les pièces de théâtre de Schnitzler ou de Strindberg brassaient le même matériau psycho-sexuel avec la même rage iconoclaste d’époque.
Et Roland Jaccard retrouvera le même genre de défi intellectuel dans l’œuvre fascinante d’Albert Caraco, philosophe juif méconnu publiant à compte d’auteur à Neuchâtel et Lausanne, maître altier d’une langue admirablement anachronique, nihiliste en apparence et visant en réalité une réorganisation future de l’écosystème démographique et spirituel mondial (!) pour se suicider en 1971 à 52 ans comme il l’avait annoncé, quasiment sur le cadavre de son père…
Univers de cinglés que ce «monde d’avant» ? Sans doute, aux yeux des anges sanitaires de la nouvelle censure mondiale, mais c’était à la fois le monde de Socrate (cet affreux pédéraste) et d’Aristote (ce misogyne avéré), plus récemment d’Emil Cioranescu dit Cioran (ce facho recyclé) et d’Albert Caraco (ce raciste prophétisant le retour triomphal des Juifs) ou enfin de Roland Jaccard lui-même, déclaré «infréquentable» par tel folliculaire lausannois une semaine avant sa dernière révérence…
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À ce propos, je laisse aux vertueux de cet acabit la tâche de taxer Roland Jaccard d’idéologiquement suspect, estimant personnellement que l’idéologie est un virus mortel pour l’Esprit et n’étant jamais entré, avec Roland, dans aucun débat, ni sur la droite française, dont je me foutais quoique publiant deux livres chez Pierre-Guillaume de Roux, classé par les bien-pensants à l’extrême-droite alors que jamais nous n’avons parlé politique ensemble, et je souriais quand Roland traitait mon ami Jean Ziegler d’arnaqueur, estimant que l’un et l’autre valaient mieux que leurs postures idéologiques respectives.
Un texte assez déchirant, sur son blog, où il est question de la mort d’un moineau, dit assez le peu d’estime, à mon sens injustifié, que Roland se portait. D’aucuns prétendront l’avoir compris, sûrement à trop bon compte, mais moi qui ne croyais ni à son cynisme ni à sa misogynie affichée, ni à ses rodomontades de pro-Trump (juste pour contredire les bien-pensants), ni à son prétendu nihilisme, aussi relatif que celui de Caraco et de Cioran (qu’on lise le journal de celui-ci pour découvrir quel farceur était au naturel le prétendu Maître du néant…), je n’aurai pas le prétention d’avoir compris cet être si superficiel et si complexe à la fois, si vaniteux et si humble, si puant en son parisianisme et si fraternel, si généreux en éditeur de Clément Rosset et de Frédéric Pajak, de Comte-Sponville et de tant d’autres alors qu’il se reprochait son manque de générosité, si gentil au moment même où il se la jouait méchant de cinéma – comme s’il fallait comprendre la vie…
Et le «monde d’après» ? Le nom de Cyril Hanouna le résumera, bien insuffisamment certes mais lié à une émission auquel Roland participa un soir, consacré à la prostitution. Devait-il y participer ? m’avait-il demandé au téléphone avant de s’y pointer, et comme j’avais assisté peu de temps auparavant, moi qui ne regarde jamais la télé, à l’atroce spectacle ordonné par le monstre en question, je lui dis que même payé (il le serait de 60 euros) jamais je ne m’infligerais une telle torture.
Mais Roland était joueur (ce que je ne suis aucunement détestant le ping-pong et nul en échecs) et toujours un peu frimeur (comme tout écrivain), et c’est en joueur frimeur qu’il aura touché à tous les aspects du «monde d’après» en restant scotché au monde d’hier. Là-dessus, c’est sur le pauvre Hanouna qu’il conclut son dernier blog d’avant le lundi fatal, comme s’il avait tiré la chasse.
Mais qu’en est-il du vrai Cyril Hanouna ? Et le monde d’après ne sera-t-il pas aussi habitable que le monde d’avant taxé de décadence absolue par Platon ou Juvénal ? Roland a tiré l’échelle derrière lui et moi je vais retrouver tout à l’heure mes petits-kids Anthony (4 ans) et Timothy (2 ans). Poil aux dents…
De la plume d’oie de Léautaud au smartphone de Roland…
Roland Jaccard est sans doute le lecteur d’Amiel qui a fait le plus pour la défense et l’illustration du plus extraordinaire Journal intime de l’histoire de la littérature de langue française, jusqu’à se couler dans la peau du pusillanime prof genevois, et de même était-il «fan» des journaux de Benjamin Constant – dont l’esprit sous-tend Les derniers jours d’Henri-Frédéric Amiel – de Jules Renard et de Paul Léautaud en son Journal littéraire rédigé à la plume d’oie…
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Or c’est via Youtube que Roland, il y a deux ans de ça, m’a relancé, ou plus exactement par Facebook, où nous avions fait ami-ami, quand il me transmit une vidéo de son ami Olivier François, réalisée dans le bureau de Dominique de Roux (le premier écrivain français, proche de L’Âge d’Homme dès les débuts de la maison de Vladimir Dimitrijevic et que j’avais interviewé en 1970, à mes débuts de critique littéraire), dans laquelle il détaillait ses découvertes et préférences en matière cinématographique : un grand moment de passion partagée !
Et ce n’était pour moi qu’un début, ce premier contact aboutissant bientôt à la rencontre de Pierre-Guillaume de Roux, fils de Dominique et bientôt l’éditeur de mes Jardins suspendus, ceci grâce à l’entregent amical de Roland connu de tous ceux qui se sont assis à sa table de chez Yushi.
C’est ainsi là que j’ai rencontré Denis Grozdanovitch, son compère aux échecs, Jean-François Braunstein, magistral contempteur de La Philosophie devenue folle, les délicieux Pierre Mari et Mark Greene dont j’ai lu par la suite et commenté les livres par estime réelle et non par copinage de bistrot nippon…
Se taxant parfois lui-même de «réactionnaire», notre ami Roland, social et sociable en diable, n’en usait pas moins des multiples moyens de communiquer que nous offre aujourd’hui la technologie subtile, rédigeant ses carnets à la main et jouant du podcast et des applis avec la souplesse d’un geek – il n’y a pas d’équivalent dans la langue de Caraco ni de Cioran.
Joueur et frimeur, Roland Jaccard a fui Paris et le « monde d’après » au commencement du cauchemar sanitaire que nous vivons, réalisant en partie les prédictions d’Albert Caraco, précisément. Il raconte ce dernier épisode dans On ne se remet jamais d’une enfance heureuse, son chant du cygne en quelque sorte, que je l’imagine composer dans sa suite à 800 francs la nuit du Lausanne-Palace, à 33 bornes de la crèche non moins luxueuse de feu Nabokov.
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Roland m’a vu, de se yeux vu, dérober un ouvrage doré sur tranche intitulé La Désirade, dans la bibliothèque du Lausanne-Palace, il m’a promis de n’en rien dire et je lui sais gré de sa discrétion. En revanche, il m’a autorisé à répandre le bruit, que j’ai fantasmé, selon lequel il séjournerait à l’année dans l’hôtel le plus cher de la ville de Lausanne grâce à sa double vie de casseur, les soirées d’hiver, braquant les villas de la Côte d’azur avec son ami Alain Caillol, ancien complice de Jacques Mesrine et gravement impliqué dans l’enlèvement brutal du baron belge Empain, condamné pour cela à plus de vingt ans de prison qu’il mit à profit pour étudier les œuvres complètes de George Sand – donc le nihiliste conséquent et compétent à tous égards.
J’aurai vu ça de mon vivant : Alain Caillol chez Yushi. Cela vaut bien Mitterrand débarquant en hélico chez Michel Tournier. Et cela reste le « monde d’avant ».
Après, Mademoiselle et Monsieur les Millenials,vous lirez Confession d’un gentil garçon ou De l’influence des intellectuels sur les talons aiguilles, vous lirez Une liaison dangereuse avec Marie Céhère ou Cioran et compagnie, vous lirez le Dictionnaire du parfait cynique ou Dis-moi la vérité sur l’amour
C’est ça, Roland, dis-moi la vérité sur l’amour, et je ferai semblant de te croire, mais surtout restons amis par delà les eaux sombres…
Roland Jaccard. Le Monde d’avant. Journal 1983-1988, Serge Safran éditeur, 2021.
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Roland Jaccard et le moineau égaré.

Extrait du blogderolandjaccard.com

« Que dire de cet été qui s’achève avec quelques mesures sanitaires de plus, sinon que je l’ai traversé comme un mauvais rêve ? J’en garderai l’image de ce moineau égaré dans la cage de mon escalier, tentant frénétiquement de s’en échapper, frappant les vitres closes avec son bec et mourant d’épuisement ou de panique sur mon paillasson. Quand j’ai entrepris de le délivrer, il était trop tard. Il est toujours trop tard d’ailleurs quand j’entreprends quelque chose. La lâcheté, la paresse, le sentiment profond de l’inutilité de tout acte me conduisent à cette abstention qu’ensuite je me reproche. Ce n’est que quand le drame s’achève que je comprends qu’il s’agissait d’un drame.
J’aurais certes pu me dire : qu’importe qu’il y ait à Paris un moineau de plus ou de moins ? Mais son cadavre encore chaud là devant ma porte, m’interdisait toute esquive.
Ma compagne, qui ne manquait pas de mordant, me dit que l’histoire de ce moineau résumait à elle seule l’histoire de toutes les femmes qui m’avaient aimé. Je n’eus même pas le courage de prendre ce petit cadavre encore doux et palpitant dans mes mains et de le descendre dans la cour. Ce fut mon amie qui s’en chargea. Ce qui lui traversa l’esprit pendant qu’elle descendait les six étages, je l’imagine sans peine : je vis avec un irresponsable doublé d’un couard. Mais comme les femmes savent d’instinct que l’irresponsabilité et l’égoïsme sont les deux vertus majeures des hommes, l’affaire en resta là.
Confortablement installé sur mon lit à écouter des slows, j’en arrivai à cette conclusion : tous ceux qui me laissent tomber ont raison; tous ceux qui me démolissent ont raison; tous ceux qui me dépouillent ont raison. Pourquoi ? Parce que j’ai gâché mes chances. Parce que mes ambitions étaient risibles – et que je ne les ai même pas réalisées. Parce que…..mais tous ces « parce que » sont également dérisoires et inutiles face à cette évidence : le manque de générosité est ce qui se paie le plus cher dans la vie. »

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