Le Passe Muraille

L’amateur de nuit

   

Après la mort de Julien Green (1900-1998),

par Gérard Joulié

Il y a quelques mois s’éteignait à Paris l’un des plus grands romanciers du XXe siècle. Né américain et protestant, Julien Green est devenu catholique et écrivain français. Toute son ascendance est d’origine anglaise, irlandaise ou écossaise. En 1898 son père s’installe à Paris et en 1900 Julien venait au monde à Passy. Il ne parlait que le français et sa mère, qui préférait qu’il allât en enfer plutôt que de perdre la foi, dut lui apprendre l’anglais qu’il prononçait avec difficulté. «C’était pour moi un assemblage de sons. Je n’arrivais pas, dit-il, à comprendre pourquoi on avait recours à ce que je croyais être du baragouin, alors que les mots français se trouvaient à la disposition de tous, et si simples».

Il fit ses études à Jeanson ce n’est qu’en 1919 qu’il alla pour la première fois en Amérique où il resta trois ans à l’université de Virginie. Malgré ce long stage au pays de ses ancêtres et sa parfaite maîtrise de l’anglais, Julien Green à son retour en France continua de penser qu’il n’avait qu’une langue et, quand en 1925 il publia son premier roman, Mont-Cinère, il ne pouvait lui venir à l’idée de l’écrire autrement qu’en français.

Depuis lors, une longue liste d’œuvres dont la littérature française peut s’enorgueillir est venue s’ajouter à ce premier roman. Julien Green, Américain fier de l’être, catholique fervent, respectueux du protestantisme et grand lecteur de la Bible, ne renie rien de ses origines, mais c’est un enfant de chez nous, le rythme de la langue française l’a bercé depuis sa naissance, le catholicisme l’a séduit par sa solidité et sa pérennité, il a fait ces choix par désir de s’incorporer à un monde et à une civilisation dont il a senti dès son plus jeune âge qu’ils répondaient à toutes les aspirations de son cœur et de son esprit.

Sa merveilleuse intelligence, formée par une pieuse introspection, a pu atteindre aux plus grandes profondeurs par les moyens les plus classiques, les plus honnêtes, les plus orthodoxes. Il s’est toujours détourné avec horreur de cette fangeuse explication du subconscient que mettait à la mode la psychanalyse. Qu’en eût-il fait ? Il a d’autres moyens pour explorer le cœur humain. N’est-ce pas parce que tant d’auteurs, privés de foi, donc de scrupules religieux et même moraux, ont senti se rétrécir en eux le champ des activités de l’âme, qu’ils ont été obligés de demander à la fantaisie, au surréalisme ou à la politique de combler le vide du néant ? Green note dans son Journal que la libération des instincts prêchés par le freudisme, en supprimant les conflits, les cris et les crises de l’âme, en annihilant le sens du péché et en niant l’architecture surnaturelle que nos ancêtres avaient échafaudée, risque de supprimer du même coup le romancier. Aujourd’hui tous les périples sont bouclés, la crise est venue, rabattant les voyageurs sur l’horizon natal où Julien Green les attend. Le visage que Julien Green finissant tourne vers ses cadets est pur, dépouillé, pascalien.

Grâce à un certain don d’atmosphère hérité de ses ancêtres puritains, il réussit à rendre tangible l’univers catholique du mal. Ce pécheur dont les théologiens nous donnent une idée abstraite, il l’incarne, et ce qu’il décrit est toujours ce cœur abandonné dans lequel le péché et l’ennui font leur lit.

Personne, sauf Mauriac, n’avait à ses débuts dressé de plus hallucinantes images de la haine familiale. Encore, chez Mauriac, y avait-il parfois une lumière.

Les livres de Green qui en paraissaient le plus privé livraient leurs victimes à des démons aux noms connus, démon de la chair, démon de l’avarice (Mont-Cinère), mais ce n’était qu’une apparence, Ils se détestaient, voilà tout. De grands monstres passaient dans ces ouvrages terribles. Qu’on se rappelle le père Mesurat ou Madame Londe et sa pension tragique dans Léviathan. Sous la poigne de ces monstres, des malheureuses finissaient par aller inévitablement vers la folie; c’est même, derrière la sécurité du métier, cette monotonie de l’intrigue qui faisait la relative faiblesse des romans de Green. Ils avaient quelque chose de mécanique et de somnambulique comme les personnages des tableaux de Balthus. On les subissait, mais il ne pouvaient nous satisfaire entièrement.

Toutefois le déchaînement des passions affreuses y atteignait à un certain degré de puissance, leur sécheresse avait un attrait si dur, si ténébreux et si calculé qu’on les souffrait, le cœur dévoré de honte, car ils sont de ceux qui découvrent notre misère profonde.

Cette gageure de contraindre le lecteur, de le retenir contre son gré, cette affectation d’impassibilité que dément tout à coup tel raffinement d’analyse, tel détail macabre (passant derrière un enfant assis à une table, une femme serre dans son poing le mince couteau à poignée d’ivoire qu’elle vient de choisir pour découper un gâteau; comme ce serait facile, pense-t-elle, d’écarter ses boucles d’or et d’enfoncer la lame tout droit dans la nuque jusqu’au cœur), font de ce catholique américain naturalisé français un amateur de nuit, d’expériences cruelles et d’évasions manquées, un frère d’Edgar Poe s’inscrivant de plein droit dans la littérature puritaine et infernale anglo-saxonne.

G. J.

(Le Passe-Muraille, No 38, Octobre 1998)

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