Le Passe Muraille

La Ville, la nuit, le jazz

À propos de deux romans de Toni Morrison, trois mois avant le Prix Nobel,

par Anne Turrettini

Toni Morrison a obtenu le Prix Pulitzer pour Beloved en 1988; avec Jazz, son sixième roman qui vient de paraître dans une excellente traduction de Pierre Alien aux Editions Christian Bourgois, elle signe-là un texte éblouissant et très américain.

Le roman débute avec une histoire, relatée en quelques lignes, qui ressemble à un fait divers. Une jeune fille nommée Dorcas a été assassinée par son amant Joe Trace, un homme d’une cinquantaine d’années, et lors de la cérémonie funèbre, Violette, la femme de Joe, a lacéré le visage de la jeune morte à coups de couteau. Nous sommes en 1926 – c’est la grande époque du jazz –, dans un quartier noir d’une métropole américaine – une ville que l’on reconnaît sans peine, mais qui est toujours désignée comme «la Ville». A travers trois personnages et leur entourage, Toni Morrison parle de l’amour, de l’érosion des sentiments, du désir. Comme dit Violette: «Je croyais que ce serait plus grand que ça. Je savais que ça ne durerait pas, mais je croyais vraiment que ce serait plus grand.» Violette ne parle presque plus, ou plutôt, elle «parle surtout à ses oiseaux». Dont un qui lui répond: «Je t’aime».

Avec l’âge, Joe croyait avoir perdu la faculté d’aimer. Il tue Dorcas trois mois après l’avoir rencontrée afin de garder le souvenir d’un amour intact: «Maintenant il est couché dans son lit et se rappelle chaque détail de cet après-midi d’octobre où il l’a rencontrée, du début à la fin, encore et encore. Pas seulement parce que c’est bon, mais parce qu’il essaie de la marquer au fer dans son esprit, de la marquer pour éviter l’usure à venir. «De sorte que ni elle ni son amour d’elle ne s’effacera ou ne cicatrisera comme ça s’est passé avec Violette.» Joe et Violette se retrouvent face à face; ils doivent réapprendre à s’aimer. Chacun des trois personnages raconte le drame à sa façon, et par là, il en vient à dévoiler son passé. La narration est également confiée à d’autres personnages: Felice, une amie de Dorcas, Alice Manfred, la tante de la défunte, etc., ainsi qu’à une narratrice subjective et parfois ironique qui se cache derrière un «Je» mystérieux. Des relations inattendues se nouent entre les personnages. Chacun d’entre eux a bien sûr un passé qui lui est propre, mais tous paraissent orphelins parce qu’ils portent en eux une souffrance liée à une absence ou à une perte.

La Ville est également un personnage à part entière que l’on sent frémissant de vie. Toni Morrison décrit cette ville qui vibre, fascine et envoûte avec une sensualité et un lyrisme bouleversants. On relit le texte et on jubile encore, pénétré par sa musicalité et l’impression d’ampleur qu’il dégage: «(…) rien ne peut battre ce que la Ville peut faire d’un ciel de nuit. Il peut se vider de sa surface, faire comme l’océan, mais mieux que l’océan, se faire profond sans étoiles. Descendre sur le toit des immeubles, proche, plus proche que la casquette que vous portez, un tel ciel de ville pèse et s’éloigne, pèse et s’éloigne, me fait penser à l’amour libre mais illégal des amoureux avant qu’ils ne soient découverts. En regardant ça, un ciel de nuit qui explose sur une ville étincelante, il m’est possible de ne plus rêver de ce que je sais être dans l’océan, des baies et des affluents qu’ils alimente(…)». Le style de Toni Morrison se caractérise par une écriture qui se fond parfois avec ce qu’on imagine être le discours intérieur des personnages et par un rythme très particulier de la phrase. En ceci, on peut dire que la musique habite le texte à plus d’un titre puisque le jazz résonne également dans la Ville, la nuit, et que la Ville, elle-même musique, fait danser ses habitants, comme Joe et Violette dans le train qui les amène pour la première fois dans la Ville. Dans Jazz, Toni Morrison démontre son sens poétique de la langue, associant parfois des éléments de façon inattendue. Ainsi «les émotions (qui) comme des saletés rejetées par la mer – étranges et reconnaissables, brutales et boueuses – étaient revenues».

L’on découvre une autre facette de Toni Morrison dans Playing in the dark (en français, Jouer dans le noir): blancheur et imagination littéraire, celle du professeur de littérature qu’elle est aussi. Dans cet essai qui réunit une série de conférences données à Harvard, Toni Morrison s’interroge sur la fonction, dans le roman américain, d’une présence non blanche para-africaine, question primordiale puisqu’elle est inextricablement liée à la formation de l’identité américaine blanche. Toni Morrison s’appuie sur des exemples précis tirés des grands classiques de la littérature américaine – Poe, Melville, Willa Cather, Hemingway, etc. – et contribue ainsi à ouvrir un champ de réflexion longtemps ignoré par les détenteurs officiels du savoir.

A. T.

Toni Morrison, Jazz, traduit de l’anglais par Pierre Alien, Editions Christian Bourgois, 1993.
Playing in the dark, traduit de l’anglais par Pierre Alien, Editions Christian Bourgois, 1993.

(Le Passe-Muraille, No 8, juillet 1993)

 

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