Le Passe Muraille

La Vallée des apparatchiks

   

Carnet nomade de René Zahnd

Il n’y a pas si longtemps, la queue s’étirait parfois sur plusieurs centaines de mètres. Mais en ce matin d’octobre, les barrières métalliques mises en place pour canaliser les foules semblent les témoins de fêtes passées. Quelques badauds et curieux, deux ou trois nostalgiques identifiables à un insigne, de rares touristes et des classes emmenées par des institutrices très soucieuses de l’ordre : voilà l’échantillon humain qui se présente au contrôle. Le mausolée Lénine ne fait plus recette.

Dans son français impeccable, Elena me raconte la maison en bois d’abord bâtie sur le site, en 1924, pour abriter l’illustre dépouille, puis le monument massif en labrador et granit rouge conçu par Aleksii Chtchoussev — orthographe vérifiée dans mon guide de Moscou ! Staline avait accordé le plus grand soin à la construction de ce bâtiment. Et pour cause. Il s’était mis en tête de rejoindre Vladimir Ilitch après avoir rendu son dernier souffle, ce qu’il parvint à faire dans un premier temps. Mais, au cours des années soixante, il fut proprement chassé du saint des saints par un sévère retour de manivelle post mortem, connu par les historiens sous le nom de «déstalinisation», à peu près au moment où certains pays africains vivaient la «décolonisation».

L’édifice n’avait pas seulement une vocation funéraire : à certaines grandes occasions, il servait aussi de tribune politique. On imagine l’impression que pouvait éprouver un dirigeant à siéger sur le cadavre de Lénine. Il devait d’autant plus l’apprécier que ce privilège avait toutes les chances d’être passager. Une pirouette, un procès et l’on se retrouvait en Sibérie, gommé des photos officielles, même des anciennes, celles où l’on affichait son air le plus confiant. «Il paraît que 80 millions de personnes ont visité le mausolée», précise Elena. Environ 1 million par an et plus de 2700 par jour en moyenne! Ce qui fait de l’illustre camarade l’un des macchabées les plus populaires du monde.

A la porte du monument, on se découvre. Pas question d’entrer sans faire chapeau bas. Un ordre sec m’intime de sortir la main gauche de la poche de mon pantalon. Ça ne plaisante pas. Escaliers, couloirs. L’architecture est futée, la lumière mesurée, avant de déboucher dans une salle plus claire, où trône le sarcophage de cristal avec, à l’intérieur, une poupée jaune qu’on dirait de cire, les mains surtout, croisées sur le ventre et aux ongles ripolinés —pas des mains de travailleur, aurait dit mon grand-père ! La momie de Vladimir Ilitch. Le visage familier. La barbiche. Les yeux clos. La révolution dans sa cage de verre. On ne fait que passer. A l’extérieur, le parcours est une leçon d’histoire funéraire. Dans la muraille de brique du Kremlin, dans les plates-bandes de gazon reposent les hommes qui, non seulement, ont construit l’URSS, mais ont aussi échappé à la grande lessiveuse du Parti qui, à coups de rincées, de purges et d’essorages, finissait toujours par laver plus rouge. Presque partout sont déposés quelques oeillets, jusqu’aux pieds du Petit Père des Peuples, dont la moustache saisie dans le marbre ne frémit plus à rien.

Quelle mise en scène du souvenir, me disais-je en achevant le parcours et en regagnant, après d’ultimes barrières, la «zone libre» où des Japonais, toujours eux, posaient devant la cathédrale de Basile-le-Bienheureux, dont les bulbes luisaient d’humidité. Oui, quel sens de l’officialité, quelle volonté de fixer la mémoire!

Quelques années plus tôt, sortant de la traversée du Désert arabique, nous avions appris en arrivant à Louxor que mon père était à l’agonie. Une deuxième attaque cérébrale l’avait terrassé. Impossible de trouver un vol de retour avant le lendemain. Alors nous avions visité le site. Dans la Vallée des Rois, je m’émerveillais des parois couvertes d’hiéroglyphes, livres de pierre et de couleurs, et parfois je remarquais le Docteur Anubis à la tête de chacal, chargé de soupeser l’âme des morts à leur arrivée. S’il avait été un Egyptien de l’Antiquité, mon père serait sur le point d’affronter cette épreuve, me disais-je, à moins qu’il ne soit en train de le faire, avec cette honnêteté foncière qui l’avait toujours caractérisé. En réalité, contre toute logique médicale, il avait rendu son dernier souffle des heures et des heures plus tard, flottant dans une forme d’inconscience léthargique, pénétrant peut-être avec nous dans l’intimité des chambres funéraires, pour expirer au moment précis, le matin du 4 janvier 2000, où nous quittions l’aéroport du Caire, propulsé dans l’aube par les réacteurs de notre boeing.

Entre l’Egypte des Pharaons et l’Empire soviétique, il y a une même volonté de marquer l’Histoire, jusque dans le culte de morts. Mais, pensais-je en quittant la place Rouge, la vallée des apparatchiks manque de sable, d’oubli et de l’impunité des millénaires.

R. Z.

(Le Passe-Muraille, No 63, Janvier 2005)

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