Le Passe Muraille

Tragédies comiques en famille

 

À propos des romans de la très anglaise Ivy Compton-Burnett, foudre de modernité littéraire en ses vieux atours,

par Gérard Joulié

Ivy Compton-Burnett est, de l’avis des connaisseurs, la plus grande romancière anglaise de notre temps. Et c’est aussi la narratrice la plus originale, la plus brillante, la plus provocatrice. Il s’agit d’un écrivain singulier et solitaire, d’où, aujourd’hui encore, une fortune lente et limitée. La vingtaine de romans qu’elle écrivit se situe à la fin du siècle dernier. Ils ont pour cadre une famille, parfois deux, vivant à la campagne de maigres revenus ancestraux, dans de vastes et sombres demeures rongées par le salpêtre. On y vit replié sur soi et presque entièrement coupé du monde extérieur. Servie par une domesticité nombreuse, la cellule familiale est gouvernée par un tyran mâle ou femelle, qui n’admet aucune limite à son pouvoir.

Un roman de Compton-Burnett est composé presque exclusivement de scènes reliées entre elles par des notations aussi sèches que des indications scéniques. Celui qui ouvre pour la première fois un roman de Compton-Burnett est frappé par l’aspect elliptique, saccadé, du dialogue, et, de fait, ces phrases guindées, rigides et sinueuses à la fois, ce dialogue qui ressemble à un questionnaire ou à un interrogatoire, ne rappelle aucune conversation entendue, de même que ne rappellent aucun livre ces histoires où la sauvagerie et la méchanceté percent sous les dehors les plus corsetés.

Les trames de ces romans sont d’un artifice absolu. Elles mêlent les horreurs glacées de la tragédie classique aux aventures improbables de la comédie. Deux jeunes gens qui s’aiment et sont sur le point de se marier découvrent qu’ils sont frère et sœur; deux époux qui ont des enfants apprennent qu’ils sont demi-frère et demi-sœur; des lettres oubliées au fond d’un tiroir dévoilent d’anciens adultères.

Les personnages d’Ivy agissent dans un univers de réticences, d’allusions, de suspicions. Les élans affectifs étant absents, il n’est trace d’amour, de tendresse, d’indulgence ou de langueur. Il n’y a aucun abandon aux sensualités de l’âme. Tout geste est gouverné par une hautaine rancœur. Le monde de Compton-Burnett est totalement infernal et c’est en ce sens qu’on a pu dire qu’il ressemblait à celui de Henry James. Dans ce huis-clos, liés par une monstrueuse complicité, tyrans et victimes consomment une collaboration trouble et féroce, délicieusement domestique. car la littérature d’Ivy Compton-Burnett, qui descend de Jane Austen et de George Eliot, est follement drôle, superbement intelligente, malicieuse, et même de cette sagesse subversive qui déstabilise les âmes les mieux trempées.

Dans une interview accordée peu de temps avant sa mort (laquelle survint en 1969, alors que la romancière atteignait sa quatre-vingt-deuxième année), Ivy Compton-Burnett déclarait: «Il me semble qu’un livre doit posséder une structure. Peut-être est-ce une idée démodée; mais certains romans modernes, qui ne sont rien d’autre que des rognures de fragments de vie, me laissent perplexe». Et dans ce même entretien, à la question de savoir si elle jugeait appropriée pour ses romans l’épithète d’«amoraux», elle répondait: «Pas complètement. Il m’importerait peu d’être taxée d’amoralisme, mais je dois ajouter qu’il ne me semble pas que dans la vie les coupables soient punis. Dans l’ensemble j’ai le sentiment que le crime paie».

On a eu raison de souligner l’aspect familial des tragédies de Racine et des romans de Mauriac, qui sont presque toujours des tragédies de l’inceste et de la cohabitation, mais la tragédie de la haine familiale, c’est Ivy Compton-Burnett qui l’a écrite.

G. J.

Pour lire Ivy Compton-Burnett

Le lecteur peut commencer son exploration de l’œuvre de Compton-Burnett par Un héritage et son histoire, dont la version française est parue récemment à L ’A ge d’Homme dans une traduction de notre ami Gérard Joulié. Il y est question d’un terrible imbroglio familial, dont l’enjeu est une vieille grande maison pourrissant sous le lierre. Avec un humour sardonqiue, Ivy se plaît à semer la zizanie dans les droits du plus avide des héritiers.

Un autre des ouvrages de la romancière édités à la même enseigne s’intitule Serviteur et servante. C’est l’histoire d’un grippe-sous qui traite ses enfants avec autant de ladrerie que ses domestiques. Mais dans le sous-sol de la maison, ceux-ci sont plus mal traités encore par un infernal maître d’hôtel et son alliée la cuisinière. Une famille et une fortune est également une histoire d’héritage, dans laquelle on voit un célibataire endurci, qui vit aux crochets de la famille de son frère, hériter soudain et décider aussitôt de se marier pour n’avoir pas à partager son héritage, jusqu’au moment où son frère, qui vient de perdre sa propre femme, lui souffle sa fiancée en sorte que tout rentre dans l’ordre.

Deux mondes et leurs usages donne également une idée éloquente de la méchanceté intense et du génie hors pair de cette romancière. L ’on y rencontre une sœur et un frère qui trichent à l’école pour prouver à leur mère qu’ils valent mieux que leur demi-frère. Or la mère est elle-même un peu voleuse, le père et le grand-père ont engendré des bâtards, le demi-frère entretient une relation homosexuelle avec un garçon qui se révèle être son neveu, bref le vice prospère dans cette famille. Pourtant il se trouve qu’Ivy nous rend ces personnages infiniment plus sympathiques que celui du seul personnage vertueux de l’histoire…

L’on trouvera encore, toujours à L’Age d’Homme, et traduits par Gérard Joulié, Une mère et son fils, Frère et sœur, Passé et présent.

Enfin, les éditions Gallimard ont publié d’autres titres de Compton-Burnett, tels Les Ponsonby, Des hommes et des femmes, Une famille et une fortune ou Les vertueux aînés.

JLK

(Le Passe-Muraille, No 9, octobre 1993)

 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *