Le Passe Muraille

La trace d’ un singulier destin

À propos des écrits autobiographiques de Corinna Bille,

par Jean-Paul Paccolat

 

«Un jour, je fis ce pari étrange et mortel: pour la réussite d’un seul livre je donnerai le bonheur en amour».

Phrase bouleversante, qui traduit le pari insensé de Corinna Bille et nous rappelle combien, dans son cas, écrire fut une activité de survie, incontournable, mue par une sorte de nécessité absolue. Les familiers de son aventure et de son oeuvre avaient depuis longtemps compris, à la lecture de nombreux témoignages (parmi lesquels celui de Maurice Chappaz dans Le Livre de C. par exemple), lors de la découverte de lettres publiées dans le numéro d’hommage de la revue Ecriture, à l’écoute de certains entretiens accordés ici ou là, et surtout au récit qu’elle fit elle-même de son entrée en écriture, à seize ans, sur les bords du Lac des Quatre-Cantons, que l’acte d’écrire était intimement lié, pour cette femme au destin si singulier, à la trajectoire de l’existence (visible ou souterraine), aux turbulences de ses désirs et de ses refus, de ses rencontres et de ses frustrations, de ses désespérances et de ses rêves.

Lorsqu’elle publia, en 1981, la première biographie photographique consacrée à Corinna Bille, Gilberte Favre écrivait: «La grande biographie de Corinna Bille, elle avait elle-même entrepris de l’écrire. La mort l’a interrompue. Ces textes fragmentaires paraîtront sans doute un jour, comme seront publiés d’autres manuscrits du fonds très riche de ses inédits.» Dix ans plus tard, c’est chose faite, en partie du moins. Si l’abondante correspondance et la majeure partie de ses récits de rêve, dont Maryke de Courten, dans son travail consacré à L’Imaginaire de Corinna Bille, a montré l’extraordinaire fécondité, dorment encore dans les Archives de la Bibliothèque Nationale, voici enfin la publication attendue de cet itinéraire autobiographique, auquel Corinna Bille elle même donna, après tergiversations, son titre définitif: Le Vrai Conte de ma vie. Livre qui dépasse cinq cents pages, organisé en douze chapitres, muni d’un index, préfacé avec émotion par Maurice Chappaz, agrémenté de douze portraits photographiques de Corinna, que François Rossel a eu l’enthousiasme de faire paraître, dans le cadre de ses éditions Empreintes.

Cet ouvrage, nous le devons au travail tenace et passionné de Christiane Mackward, professeur en Pennsylvanie, qui durant plusieurs années a exhumé, dépouillé, classé tous ces matériaux autobiographiques, ces feuillets que l’écrivain avait laissés, en tentant de les organiser autour de certains moments existentiels, après les avoir introduits, après avoir rédigé les textes de transition ou de liaison qui, tel un fil rouge, font passer le lecteur d’une période de vie à une autre. Travail délicat parce que le parti avait été pris de tout publier, travail qui impliquait que la voix du commentaire se mît au service de tous ces fragments, travail de tissage et de connivence obligée.

A ce livre de vérité, qui nous introduit au coeur d’un être, d’un destin de femme, qui suit les méandres d’une existence, qui nous donne de Corinna un portrait en mouvement, l’écrivain tenait depuis toujours, depuis la mort de son père en particulier. Retrouver le temps de l’enfance, arracher la figure paternelle à l’oubli, dévoiler ses joies et ses errances, avouer avec pudeur ses déchirements, ses crises morales et religieuses, dire les vertiges et les déceptions de l’amour, de la conjugalité, reconnaître les difficultés et les émerveillements de la maternité, affirmer en permanence l’urgence de l’écriture: voilà quelques perspectives de cette autobiographie. «Ce livre est un torrent où se jette tout, n’ayant ni le temps, ni le pouvoir d’ordonner, de clarifier les pensées et les visions qui se pressent en moi», écrit Corinna Bille sur une page de garde de L’Aventure fantastique, un manuscrit devenu l’une des sections de l’ouvrage. L’ensemble ainsi proposé au lecteur montre la complexité et les tensions d’une vie, la part de l’ombre et du secret, les forces obscures qui président parfois aux choix décisifs; il devrait en tout cas dissuader de sortir de son contexte tel ou tel épisode d’une vie si intense, comme d’aucuns ont été tentés de le faire.

Nous voyons Corinna Bille se préoccuper assidûment de questions formelles: fallait-il adopter la première ou la troisième personne ? quelle typographie, quelle tonalité, quels titres, quels temps ? des prénoms fictifs ou non ? Et quel plan retenir ? Elle en avait envisagé plus de vingt: selon la chronologie (par tranches de sept ou dix ans), selon la chronologie amoureuse, selon les lieux et les maisons où elle avait élu domicile — Christiane Mackward dresse de tout cela un inventaire exhaustif. Le choix était difficile pour Corinna Bille qui voulait à tout prix éviter le piège de l’analyse et de l’interprétation, qui souhaitait écrire sa vie comme un roman: «Je n’inventerai rien et tout aura l’air inventé», avouait-elle. L’autobiographie est un art de l’ambiguïté, on le sait bien.

S’il faut savoir gré à Christiane Mackward d’avoir mené à bien ce travail de dépouillement, quelques réserves doivent être faites pour-tant quant à la limpidité de son commentaire et à l’agencement de certains chapitres. Sa formulation n’est pas toujours claire, les textes de liaison n’apportent parfois pas l’élucidation espérée (sauf peut-être pour les happy-few !), les introductions ne font pas suffisamment apparaître les nervures et les dominantes des différents chapitres (pourquoi, dans le cours de chacun d’eux, n’avoir pas mieux regroupé les fragments autour de certains pôles d’intérêt ?). Il s’agissait à mon sens de relever ce double défi: conduire un travail scientifique et donner un ouvrage plus lisible encore. Cela dit, cette autobiographie est décisive: elle permettra à chacun de mieux cerner la genèse de l’oeuvre, le mystérieux échange entre la vie et la fiction, la secrète alchimie qui d’une aventure amoureuse fait un roman ou d’un récit de rêve une nouvelle.

J.-P.P.

Corinna Bille, Le Vrai conte de ma vie, Empreintes, 1992, 608 pages.

(Le Passe-Muraile, No 1, 1992)

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