Le Passe Muraille

La tortue d’Eschyle

INÉDIT

par Asa Lanova

 

Les lieux, malgré l’absence, font parfois de nous ce qu’ils veulent, leur souvenir transfiguré par le temps et agissant en nous tel un poison que l’on devine sans antidote. Ainsi, alors que je les croyais exorcisés par ma mémoire, suis-je revenue sur ces rivages où pourtant je savais ne retrouver que des bribes décolorées de mon passé.

Alexandrie… Si,contre mon gré, j’ai voulu regagner cette cité où le bonheur est si proche du malheur, c’est à seule fin d’y renouer le fil des trois destinées auxquelles, par un cheminement singulier, je fus mêlée.

Ismaël, Negma, Violanta. Trois êtres dont l’existence fut faite et défaite par ces lieux, dont ils furent les proies inconscientes.Voici des jours que, au hasard, j’erre dans ces impasses et ces venelles, ces rues perpendiculaires à la meret où s’essouffle le vent dans leurs méandres, aux prises,souvent, avec l’impression que mes pas s’imbriquent dans leurs empreintes de jadis. De même, ai-je pris conscience que ces tourbillons de poussière ocre, ces grands ciels que cisaille le vol des faucons, ces quartiers de brique rouvieuse, que je croyais enfouis sous la rouille de l’oubli, étaient demeurés gravés en moi avec une acuité déroutante. Aussi mes yeux se sont-ils sans peine réaccoutumés à une luxuriance de lumière que ne parviennent pas à filtrer les stipes des palmiers ni l’écaille poudreuse des grands casuarinas, et ma peau a aussitôt reconnu l’humidité que distillent les embruns et qui non seulement recouvre toute chose d’une pellicule visqueuse, mais modifie l’organisme, à la fois lubrifiante et exténuante. Et, comme autrefois aussi, avec une candeur identique, n’ai-je pu m’empêcher de m’émerveiller de ces dais de bougainvillées aux teintesd’améthyste et de « sang de gazelle», de ces flamboyants qui arrogamment déploient leurs grappes d’alizarine sur un azur où des floches de nuages se laissent déporter par les risées. Il émane de l’asphalte, en ce mois de juillet particulièrement torride, une sécheresse qui oppresse et que seules les tempêtes de l’hiver parviendront à brièvement apaiser. Cris d’hirondelles soûlées d’ozone, hennissements pathétiques des petits ânes auxflancs écorchés par le bât et les coups de fouet, démarche indolente des callipyges dans leurs falbalas de pleureuses, miasmes d’eau croupie aux abords du canal de Mahmou-deya, relents de brochettes d’agneau et d’épis de maïs grillés sur les braseros, fragrances de jasmin et de cannelle, d’ambre et de musc, de coton et de bois. Et, écœurante, indissociable des cadavres exsangues se balançant à des crochets aux étals des bouchers, la puanteur des tanneries. Dans les caniveaux, en dépit de laborieuses velléités d’assainissement, grouillent sur les détritus les mêmes cordons de mouches qui ensuite iront s’agglutiner sur les pau-pières d’enfants valétudinaires sous leurs haillons. Et puis, omniprésent, l’écho de la voix blanche des muezzins dont les litanies se déroulent comme des rubans de feu en direction de l’est sacré. Mais, dominant tout cela, une odeur de déli-quescence qui taraude lecœur.

Bien-aimée, exécrable Alexandrie !

Les sens désorientés, de nouveau je reçois de plein fouet l’ardeur du regard des hommes, leurs lèvres avidesde stupre, tandis que, comme auparavant, me troublent la prestance innée de ces corps longilignes, et cette arête des hanches qui saille à travers le vêtement et irrésistiblement évoque la fièvre de l’étreinte.Ces hommes qui tous ont sur leurs traits le masque de l’exacerbation du désir ! Et de m’intriguer encore ces baraques lézardées dont les chambres bleues, dès la tombée de la nuit, sont faiblement éclairées, au plafond, par une ampoule qui attire des cortèges de blattes. Comment ai-je pu, un jour, cependant que ces lieux m’acculaient à aller au bout de moi-même, me corrodant l’âme, me dépouillant de mes plus infimes certitudes, rêver de vivre à la manière de ces femmes qui n’attendent plus rien de l’amour ? Mais, plus tard, alors que j’avais quitté ces rivages dont je sentais s’insinuer en moi la décadence, ma destinée fut-elle meilleure ?

Vaut-il mieux vivre à l’ombre d’un homme ou dans le désert de la solitude ?Aujourd’hui encore je n’ai pas de réponse.En proie à l’espèce de divagation que provoque en moi l’extrême touffeur, au fur et à mesure que je recherche ses traces, je suis davantage hantée par l’idée d’Ismaël Ouar-diri. Pourquoi, au lieu de vaguer ainsi, ne me suis-je pastout de suite rendue dans cette demeure familiale de Montazah dont quelquefois il m’avait parlé, n’évoquant que rarement son père avec une réticence amère, tandis que ses allusions à sa mère, morte alors qu’il était enfant, témoignaient d’une vénération qu’altérait une irréversible douleur. Sans doute, en admettant que la propriété n’eût pas été vendue et que les domestiques ne l’aient pas abandonnée, aurais-je pu y recueillir des informations plus efficaces que les simples intuitions qui me guidaient ?Pourtant je ne m’y rendis pas, peut-être par peur d’une révélation qui m’eût évité ces errances, mais qui, du même coup, eût sabré tout espoir de revoir Ismaël vivant. Et je ne pouvais encore me résoudre à cette éventualité, préférant me raccrocher aux moindres éléments que je découvrais.

Du temps où je vivais à Alexandrie, suivant des cours d’arabe à l’Université, je l’avais vu, pour la première fois, dans ce Café Athinéos qui donne sur la Corniche. Il semblait avoir là ses habitudes et, pendant que, de mon côté, je savourais un de ces « qahwamasbüt » si joliment servisdans la petite « kanaka » de cuivre traditionnelle, dédaignant comme moi la terrasse trop venteuse il entrait, se profilant entre ces colonnes de marbre blanc où semble s’être égaré un passé de légende, grand, élégant dans son costume de drap gris sombre sur lequel, invariablement, tranchait une longue écharpe blanche qui m’intriguait, comme si elle eût été le signe de quelque ralliement secret. Mais jamais, alors, je ne m’étais doutée de l’emblème qu’elle incarnait. Il avait à cette époque vingt-trois ou vingt-quatre ans – j’en avais moi-même vingt-deux –, et son visage d’aristocrate était barré d’une fine moustache qui faisait ressortir des lèvres charnues sur son teint olivâtre. Son air de constante distraction en buvant son thé, en fumant cigarette sur cigarette, dressait une barrière entre lui et les autres, mais parfois, entre l’alignement des colonnes, le regard de ses yeux marron s’attardait sur moi, et un jour il me sourit. Un sourire dont je ne sus déceler s’il était de simple courtoisie ou s’il témoignait d’une certaine inclination que moi-même, sans la pouvoir définir, j’éprouvais à son égard. Nous finîmes par lier connaissance, inexplicablement attirés l’un par l’autre, mais immédiatement je pressentis que jamais nous ne serions amants. Tout paraissait nous rapprocher et pourtant tout nous séparait, je le compris longtemps plus tard. Mais peut-être ne me fascinait-il que parce que je le sentais hors d’atteinte, obnu-bilé par quelque chose qui en ce temps m’échappait ? Nous nous revîmes régulièrement dans ce Café Athinéos, bavardant à la même table, lui, me taquinant sur la manière dont j’écorchais certains mots arabes, moi, sous le charme de cet accent égyptien qui si bien fait chanter le français, et l’écoutant sans me lasser me parler de sa passion pour la littérature arabe, mais aussi de sa prédilection pour Baudelaire et Rimbaud, Proust et Mallarmé, qu’il lisait dans l’original.

«Je boirai le fard coulé par ta paupière… », m’avait-il dit un jour avec cet air mélancolique qui lui était coutumier,citant ainsi, en voyant des traînées de kohol déborder de mes paupières, celui qu’il appelait le «grand Stéphane». Puis, d’un commun accord, nous avions décidé de nous balader à travers la ville et, ce faisant, lui d’ordinaire si discret, il s’était mis à me livrer certains fragments de sa vie. Une ou deux fois il fit allusion à ce que je compris être l’une de ces confréries qui foisonnent au Moyen-Orient, et dont, à mots couverts, il me laissa entendre l’étrange exigence qui pesait sur ses membres à propos de l’amour et de la mort.

(Le Passe-Muraille, No 70. Juillet 2006)

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