Le Passe Muraille

La tenaille molle de l’insignifiance

(Dessin: Roland Topor)

Un édito de René Zahnd en décembre 1996, plus actuel tu meurs…

«Car l’immobilisme est en marche et rien ne saurait l’arrêter.» (Anonyme du XXe siècle)

Il règne un curieux climat intellectuel et artistique en Suisse romande, comme en bien des contrées voisines d’ailleurs. Un climat où semblent régner malaise et confusion. «Vous broyez du noir !», rétorqueront avec véhémence quelques observateurs optimistes. Et d’argumenter: jamais sans doute ce qu’on nomme «culture» n’aura été si présent dans les villes, les hameaux, les campagnes, les montagnes, les grottes, les rives des lacs, les pâturages, les rues, et ainsi de suite. Théâtres, salles de spectacle, maisons d’édition, librairies, bibliothèques, musées et galeries abondent et tournent à plein régime.
C’est vrai.

Et puis, malgré cette époque de grande disette, les subventions sont maintenues le plus souvent (la culture, on y tient !), les équipements se multiplient (il faut bien les utiliser, n’est-ce pas…), voyez les largesses des «sponsors», et patati, et patata.
Admettons.

Mais la rumeur qui sourd de ce foisonnement ne ressemble-t-elle pas au ronron lénifiant d’une machinerie bien huilée ? L’abondance ne masque-t-elle pas quelque béance ? Ne refuse-t-on pas systématiquement les débats de fond (ah, cette manière si habile et pernicieuse d’évacuer les questions, de les réduire à des querelles personnelles…) ? En fait, tout porte à croire qu’on ne vise que le court terme (on «s’éclate»), et que l’aspect le plus frappant de la situation actuelle est une absence quasi complète de «vision».

La culture, signe des temps, répond à une logique de production et de consommation. Tout est devenu «culture». Super Lang et sa soldatesque cravatée sont passés par là. La culture est digérée dans l’estomac du corps social. Ce qui pourrait lui permettre de résister, elle semble l’avoir oublié. Or, son seul rapport à l’estomac du corps social devrait être un coup de poing. La littérature à l’estomac de Gracq.

Tordons le cou à la culture. Elle est devenue une maîtresse informe et infréquentable, soumise aux questions d’argent.

Et, cela va de pair, les fonctionnaires de la culture prolifèrent. Il n’y a pas que ceux qui occupent des postes officiels – certains y poursuivent un travail honnête

– il y a tous les autres, qui se sont laissés gagner par un esprit bureaucrate. Ils raisonnent en termes de hiérarchie, de plans de carrière, de stratégies, et réduisent le monde entier à leurs propres schémas mentaux. Des notions telles que désintérêt, enthousiasme, passion paraissent à certaines gens des obscénités. Comme peut leur paraître obscène qu’on parle de sens, d’authenticité et de beauté.

La digestion de la «culture» par la société, la fonctionnarisation de ceux qui prétendent la faire et la défendre composent les éléments d’une tenaille molle. Ses effets sont redoutables.

Ça ne fait pas mal. On peut même s’y sentir bien. Et soudain, on étouffe.
Mais où est la nécessité ?

Où, le vrai geste artistique, celui qui peut prendre des allures rebelles, merveilleuses ou asociales, pour éclabousser la société comme les reflets du miroir éclaboussent nos visages certains matins ?

René Zahnd

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