Le Passe Muraille

La souillure originelle

 

À propos de La Tache de Philip Roth,

par Antonin Moeri

 

Le narrateur du roman de Philip Roth s’appelle Nathan Zuckerman. L’extirpation des adénomes prostatiques l’a rendu incontinent et impuissant. C’est pourquoi l’univers du sexe lui est interdit et qu’il porte un pampers comme les créatures venant au monde dans la douce clarté de l’innocence et quelques-unes de celles qui vont bientôt le quitter dans une lumière plus indécise. Ce narrateur a choisi de vivre dans une sorte de cloître, loin des cités tumultueuses: petite maison près d’un lac, journées rythmées par la lecture, la marche, la nage, l’écriture, la préparation des repas frugaux, l’écoute des cantates et du chant des oiseaux, le repos mérité. Mais ce cloître quasi parfait ne lui suffit plus. Heureusement, le mur se fissure et un personnage entaché, à la vitalité exceptionnelle, se présente, qui rendra possible l’échappée romanesque.

Zuckerman veut résoudre une énigme, celle que lui propose non pas le sphinx mais son voisin Coleman Silk, homme de soixante et onze ans, ancien doyen de l’université, dont l’ardeur sexuelle retrouvée, la force musculaire d’ancien boxeur, le charme irrésistible, l’intelligence prompte et déliée, l’audace transgressive le plongent dans un état de stupeur proche de l’hébétude. En ouvrant le dossier d’un individu qui a excédé les limites que la moyenne des hommes s’assigne, il va nous fournir la trame d’un roman où le « bâtard » ne s’invente pas des origines imaginaires mais où, à chaque étape décisive, il se réinvente lui-même, porte un nouveau masque, cachant sa négritude et affichant sa judaïté lorsque les circonstances l’exigent dans une Amérique d’après-guerre. Mais son destin le rat-trape le jour où on l’accuse d’avoir tenu des propos racistes envers deux étudiants noirs qui, inscrits à son cours, n’y assistent jamais.

Son épouse ne survit pas à cette cabale. Fou de rage, il donne sa démission, fonce chez son voisin Zuckerman, séduit une femme de ménage qui se dit illettrée et dont l’ex-mari rôde aux alentours, un ancien du Vietnam, alcoolique, brutal et animé par le ressentiment. Le dispositif est installé. La chasse aux sorcières peut passer à la vitesse supérieure. Coleman reçoit une lettre anonyme l’accusant « d’exploiter sexuellement une femme opprimée », et dont il ne fait aucun doute que son auteur est une universitaire qui, au nom de sa brillante carrière, est prête à tout. Même à mener un violent combat antiraciste, elle qui ne peut littéralement sentir l’odeur du black. Mais la cause est entendue, Coleman n’ayant pas répondu à ses avances, elle sonnera l’hallali. Delphine Roux hurlera avec les loups en choisissant son bouc émissaire, un despote âgé qui croit aux vertus de la culture dans l’éducation, qui a une connaissance approfondie des mythes et légendes grecs, qui a pointé les causes du délabrement de l’enseignement supérieur: idéologie égalitariste pétrie de culpabilité, mercantilisme, créativité stérile, relativisme paralysant, crétinisme militant, juridisme croissant qui cherche l’opprimé sous le plaignant.

Philip Roth se montre audacieux en ouvrant la boîte à maléfices, en faisant entrer le lecteur dans les mécanismes mentaux de ses personnages. Pour connaître ces mécanismes, il ne suffit pas de s’intéresser à leur situation par pur plaisir intellectuel, il y faut une persévérance, une énergie, une liberté, une force de travail ou d’amour, semble dire Roth, qui n’a rien à voir avec les bluettes sentimentales que le poison culturel fait proliférer dans les milieux prétendument artistiques de nos cités tumultueuses. Mais la malfaisance de ce monde exerce un charme auquel on ne saurait résister, parce que « la tache qui défie toute compréhension est en chacun de nous ». Et cette souillure, Nathan refuse de la laver en se déchargeant du doute et de l’angoisse. La tentation de l’innocence lui interdirait d’affronter ce qui l’effraie.

A. M.

Philip Roth. La Tache. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Josée Kamoun. Gallimard, collection «Du monde entier», 441 pages.

(Le Passe-Muraille, No 62, Octobre 2004)

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