Le Passe Muraille

La solitude de Milou

     

À propos de la « méthode » de Frédéric Pajak,

par Julien Burri

Le dialogue entre dessins et textes chez J Pajak mériterait qu’on s’y attarde : les médiums ne sont pas dans un simple rapport d’illustration qui verrait forcément Fun des deux prendre le pas sur l’autre; souvent en décalage, comme s’ils relevaient de l’association libre, dessins et textes ne disent pas la même chose : le sens naît de leur confrontation.

Pajak «compose» des suites avec ses dessins, évoquant la potentialité du montage cinématographique ; il y insère des citations directes — copies dans la « manière Pajak» de vignettes de L’affaire Tournesol de Hergé ou de tableaux de Van Gogh et de Malevitch. Ce collage rejoint l’usage récurrent, du côté du texte, des citations littéraires. Le trait peut rappeler tour à tour Rembrandt, l’expressionnisme, la gravure (journaux et encyclopédies illustrés du XIXe siècle), etc., mais demeure très personnel. Le dessinateur n’abuse plus des personnages grotesques au nez difforme, oblong (une vraie péninsule), les Pinocchios un peu obscènes de la veine caricaturale et peut-être cabotine de L’immense solitude (PUF, 1999).

Le «montage», l’hybridation des thèmes et des genres atteint une complexité fascinante. Il y a d’abord les souvenirs des voyages en Italie qui témoignent d’un amour-haine, d’un attachement indéfectible, poétique (« J’ai tout aimé. Son ciel, sa mer, ses collines, ses façades, ses gens. Et j’ai tout détesté»). Suivent les évocations de la vie d’écrivains célèbres et des citations de leurs oeuvres (Ernest Renan, Paul Léautaud, Joseph Delteil), le portrait d’un ami, Christophe, surnommé « Le Christ trotskiste », la visite guidée d’une petite ville de province, Morez, etc. Tous ces « récits » ont pour dénominateur commun la mélancolie. Elle est approchée par touches, imprègne lentement le lecteur. Nous sommes loin d’une charge haineuse et attendue, assez lassante, d’un Martin Luther (L’Aire, 1997). Jusqu’à la fin, le lecteur se demande où il atterrira : Pajak cherche-t-il à le perdre dans des circonvolutions, tournant autour d’un pot aux roses douloureux et intime, parlant des autres pour ne pas parler de sa propre douleur ? Lorsqu’il aborde la mort du père l’oeuvre acquiert subitement profondeur et sens. Tout le reste ressemble à une digue bâtie pierre à pierre pour résister au vide, au manque, apprendre à aborder la blessure, détours pudiques aussi, pour ne pas tomber dans le narcissisme plat.

Frédéric Pajak avait neuf ans quand il a perdu son père dans un accident de voiture. Risquons l’éclairage psychologie à deux sous, sans nous en satisfaire (l’oeuvre évite très bien ce travers), retenons l’impossibilité ressentie de s’attaquer au père, intouchable, de vivre un OEdipe salvateur. Le jeune Rémi, «héros» du Bon Larron, premier roman (non illustré) de Pajak publié chez Bernard Campiche, en 1987, s’exclame déjà, noyant le désespoir sous le cynisme : « Ah, Paternel, t’as bien mouru, t’as bien lâché tes drôles de vents, au fond de ta fosse. » Plus de dix ans après, le premier dessin de L’Immense solitude représente une carcasse de voiture. Le texte dit : « Mon père est mort, tué dans un accident de voiture. il avait trente-cinq ans. J’en avais neuf. » De cette disparition vient la solitude, de la solitude découle la mélancolie, creusée dès Fredi le prophète se souvient (publiée tardivement, PUF, 2002). L’intérêt quasi obsessionnel de Pajak pour la figure de Nietzsche s’éclaire : à défaut d’avoir pu liquider son père mort, Nietzsche a «tué» Dieu. «Un orphelin de père ne peut tuer son père, c’est certain. Tuer un père vivant n’est pas facile, alors comment tuer un père déjà mort ? » (Nietzsche et son père, PUF, 2003).

Pajak utilise d’abord les mots des autres pour traiter son drame intime, l’universaliser. C’est entre les lignes des oeuvres et des vies de figures littéraires mythiques qu’il apprend à lire sa propre douleur. A cinquante ans, il semble mûr pour l’aborder en se passant d’intermédiaire, évoquer, outre la mort du père, le suicide d’un cousin et l’accident de son frère. Pajak vivait à Nyon à cette époque, il dut subir une opération de l’appendicite : « Mon père m’avait toujours interdit de lire des bandes dessinées ; dans ma chambre de convalescent, maman m’apporta les aventures de Tintin et Milou, dont l’épisode L’Affaire Tournesol se déroulait à Nyon. » Pajak, en poète, « lève » les correspondances : il reprend Hergé pour évoquer la mort, par le biais d’une image qui dit l’immense mélancolie et touche l’enfant qui demeure en nous : le chien Milou déambule seul sur les quais, au bord du lac Léman, son compagnon à la houppe blonde a disparu, happé par une mort qui n’épargne même plus les héros.

J. B.

Frédéric Pajak. Mélancolie, PUF, 2004, 186 pages.

(Le Passe-Muraille, Nos 64-65, Avril 2005)

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