Le Passe Muraille

La saga des Raba

 

À propos d’ Ossature, premier roman de Nassim Kezoui.  Étonnante réussite.

par Francis Vladimir

 

Louons la totale adéquation du style pour dire la famille Franco-Algérienne des Raba. Phrasé nerveux, cadencé, des dialogues incessants en nourriture, pour le plus grand bonheur du lecteur, Nassim Kezoui livre la quintessence, au quotidien, d’une traversée d’un groupe familial dans sa propre histoire. Livre aux accents tragiques dans les cahots de la vie et le chaos des destinées du fait du narrateur principal qui, s’il donne de la voix, la cède tout du long à chacun des membres de sa famille et nous voici embarqués dans une odyssée douloureuse.

Si on est désarçonné par les tonalités du livre, c’est que, chacun ici, est confronté aux pesanteurs venues de très loin et dévoilées à la toute fin du roman, l’exil des grands-parents, le déclassement, la réclusion originelle des femmes avec, jour après jour, l’attente interminable, l’assignation à résidence « Au sixième étage de l’immeuble où ils passèrent le reste de leur vie, les années au bidonville étaient floues, elles ressemblaient à un mauvais rêve – comme si Farah les avait hallucinées dans le bateau, à cause du mal de mer. Mais chacun de ses « mauvais pas » la ramenait à sa glissade dans la boue, au regard noir d’Hakim, ses yeux remplis de consternation et d’amertume… »

Mais le roman se situe délibérément ailleurs. Roman de l’Aujourd’hui des choses de la vie, roman des failles et des espérances déçues et déchues avec, en creux, les choix pour se sauver, s’extraire de la gangue. Roman d’une actualité brûlante parce qu’il suit à la trace le quotidien des générations qui se sont succédé, roman de l’interpellation au lecteur qui se voit mettre sous le nez les interrogations muettes de chacune d’elles pour lesquelles, sans doute, on pouvait supposer que le temps passant et aidant, les blessures, le mal être, les désarrois et les peurs se seraient apaisés. Tout le livre est traversé par le tourment intérieur, les dits et non-dits, le rapport aux autres, est construit sur une confrontation incessante des mots et des silences pour essayer de travestir la grisaille, retrouver de la couleur sur ce territoire L. à une encablure de Paris.

L’art du romancier consiste à nous embarquer sur le radeau de la Méduse et si l’image émerge c’est qu’il peut sembler, peut-être à tort, qu’il y a dans cette manière-là de tourner autour des vies, une tentative de survie collective qui se joue dans la capacité de chacun à se sauver soi-même. Par des retours et des avancées successifs, le romancier délivre les enjeux sans cacher le champ de bataille familial sur lequel s’opèrent les retrouvailles, sans occulter les luttes sourdes, les raideurs, les exclusions : « Trêve de considérations culinaires. Retour à l’Aïd, où après la piètre échauffourée du salon, la famille se rendit dans le parc voisin, chacun embarquant dans la première voiture qui se présentait à eux, serrés sur les banquettes arrière parmi les chaises pliantes et les glacières. » les ruptures, les fuites, sans occulter la perte de boussole et la mort en rôdeuse, un des marqueurs du livre en opposition frontale avec tout ce qui se donne à voir et entendre, la mésentente comme un mauvais ferment, la religion, la culture, le football, le collège, le lycée, le regard des autres, la rivalité… De l’espérance aux illusions perdues, il n’y a qu’une même trajectoire. De la certitude à la folie, aucun barrage. Roman de l’errance et de la difficulté d’être parce que tout pèse sur les épaules et que la vie quotidienne amenant son lot d’incertitudes, conforte le sentiment de l’aventure de soi qui frôle, à bien des égards, la perte de soi, le sentiment de se désagréger. Seuls les roseaux plient. Les chênes cassent.

Pourtant le roman alterne à l’infini les points de vue, les visées et visions des membres de la famille Raba que d’aucuns pourraient juger déjantée. Toute l’histoire tient dans la banalité du quotidien, ces petits riens alignés dans la journée, dans la description dirons-nous des us et coutumes qui, justement, s’effilochent, s’anachronisent pour les uns, resserrent le carcan pour les autres, à les brider, les étouffer, et c’est de cette banalité, précisément, que naît l’énergie vitale du récit. Car c’est bien de vie, cette formidable pulsation du coeur et des existences mêlées que nous entretient Nassim Kezoui, jeune romancier d’à peine vingt-sept ans au moment des faits, avec des mots surprenants, des images fortes, révélant les clichés, au sens photographique du terme, les dépassant pour les circonscrire et les tordre, parce qu’à sa manière, en une maîtrise remarquable, il nous fait asseoir à la table familiale, il nous installe dans la salle de classe, il nous glisse dans les rencontres et pérégrinations totalement ouf ! de tout jeunes gens, « Elles descendirent un escalier et pénétrèrent dans Paris. Anna avait raison, c’était fou, la nuit était tombée, profonde, moquant les rayons pâles du jour qui l’avait précédée. L’obscurité réjouissait Amira, elle pouvait croire qu’il était minuit. Tard. Tard, à Paris. Elles se réfugièrent dans un Mac Do où elles sifflèrent un thé glacé avec la monnaie qui leur restait. Anna lui demanda si ça allait, mais qu’est-ce qu’Amira en savait ? Elle haussa les épaules. Elle ne voulait pas rentrer. C’est tout. Mais le sort était brisé, la défiance vaincue. Elle souffla dans sa paille et la tordit. » Il nous prend à témoin des arrangements, des ratés, des morsures et des volées en éclats, sans effort apparent, dans une langue jeune et affirmée, vraie, juste, pertinente, emplie d’humour, dense, grave et décalée à la fois, pour que la construction romanesque, l’ossature de la famille ( grands-parents, parents, enfants, cousins) raclée jusqu’à l’os, nous renvoie, en miroir, notre histoire à nous.

Nassim KEZOUI. Ossature.  Editions du Panseur, 486p. (2023)

 

 

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