La Rotonde des Hommes Illustres
par Alain Dugrand
Chapo.
À Mexico, 7 :19 heure locale, ce 19 septembre 1985. La terre tremble. 8,2 sur l’échelle de Richter. Dix mille morts, trente mille blessés. Alain Dugrand et Patrice Gouy, son fidèle ami, descendent dans la rue. Un an après, ils publient, ensemble, un recueil de nouvelles, Mexico Terremoto (éditions Bueb & Reumaux).
Le premier texte de l’ouvrage, « La Rotonde des Hommes Illustres », met en scène deux écrivains. Nepomuceno est la réplique de Juan Rulfo, auteur de Pedro Paramo, le chef-d’œuvre qui allait marquer profondément les lettres latino-américaines. « Le Métis » du texte est le double du prix Nobel de littérature, Octavio Paz, auteur d’un essai retentissant, Le Labyrinthe de la solitude.
Nepomuceno était jeune ; à soixante-sept ans, tous les espoirs vous sont permis, n’est-ce pas ? Mais depuis toujours, il sentait dans sa poitrine, à gauche, qu’il partirait par là. Aucune douleur, pas le moindre pincement, pas de signe douloureux ou inquiétant, rien. Une certitude seulement.
Le sérieux agaçait Nepomuceno et pourtant il ne souriait jamais. Il était entouré de gens qui, ne le connaissant pas vraiment, se réfugiaient dans une respectueuse réserve. Alors, il s’était accoutumé à la considération qui accompagnait le moindre de ses faits et gestes ; mais au fond de lui, il vivait dans une jungle, un désert, un zoo, une planète peuplée d’hommes et de femmes rigolards, grossiers, gonflés d’humour. Ses intimes le croyaient absent et se trompaient : il écoutait son univers où de grosses filles et des hommes maigres se faisaient l’amour en criant des cochonneries. Nepomuceno, l’auteur génial d’un seul chef-d’œuvre, n’écrivait plus, il entendait seulement son âme lui conter d’incroyables histoires à damner Satan.
Tout le monde pensait qu’il tenait Cervantes pour le Phare. C’était une erreur : derrière les globes de ses yeux revenaient de vieilles histoires, d’anciennes rencontres, des orgies d’alcool et de sexe en compagnie de l’écrivain de Clichy, du manchot génial et de cette folle du cul qu’il n’avait jamais considérée comme un écrivain, mais comme une merveilleuse amoureuse. Anaïs et Blaise, Blaise et Henry…
Ses biographes pouvaient se gratter jusqu’à l’os, jamais ils ne trouveraient sa trace dans ces parties de jambes en l’air, ces affinités hétérodoxes. Nepomuceno était joyeux en y songeant, car quand il passerait l’arme à gauche, il savait que sur sa pauvre dépouille on édifierait des statues. Orgueil de la Nacion…
Depuis sa dernière désintoxication, Nepomuceno le sentait, il supportait la vie avec plus de lassitude qu’avant. Dans l’alcool, il avait aimé l’étourdissement, cette fraternité des comptoirs qui vous donne des illusions. Il buvait partout où cela était possible, dans les bars-librairies, dans les lobbies d’hôtels où il se réfugiait lors des congrès d’écrivains latinos.
À la fin de cette cure, en guise de testament (c’était huit ans avant sa mort), il songea à écrire ce livre sur le bonheur de boire. Puis il renonça. Pourquoi écrire, encore ? Tant d’années avant, cent soixante pages lui avaient rongé l’âme, épuisé les nerfs. Son grand roman avait été traduit en cinquante langues. Tout jeune, il était déjà un monument de marbre. Dans l’encyclopédie officielle, il avait lu : « Une œuvre violente et colorée qui baigne dans un halo d’irréalité, où s’entremêlent les épisodes et les époques, et qui, au-delà de la fresque sociologique, s’apparente à celle de Borges. » Sociologie… Le mot lui avait fait mal au cœur. Lui, sociologue ! Putains de biographes universitaires. Il avait bouffé de la merde, s’était accroché à la queue du diable et avait mangé plus de tortillasque tout le troupeau des écrivains gommeux qui s’étaient donné pour maître l’autre grand écrivain du pays, le Métis. Nepomuceno et le Métis se détestaient, mais le premier savait que le second confierait son chagrin aux agences américaines quand lui casserait sa pipe. Un truc du genre : « Il était sans cesse harcelé de gens qui lui demandaient d’écrire ; mais il avait aussi sans doute l’impression d’avoir tout dit ; il y a de toute façon plus de grandeur chez un écrivain paralysé que chez un écrivain qui écrit trop. » Gros con, se disait Nepomuceno, gros tas qui écrit comme il pisse. Il détestait le Métis, l’homme sans fidélité, désormais riche, en attente de Nobel, qui trinquait avec chaque Président de la République depuis quarante ans. Un malin qui se rendait trois mois de l’année en Europe pour entretenir sa légende auprès d’échotiers et de pâles académistes français ou suédois, proches des puissants locaux. Nepomuceno se sait aimé des pauvres, alors que le Métis en était haï. Mais au fond, il s’en fichait : lorsqu’on est seul, si seul, qu’importe le peuple ?
Lui, Nepomuceno, avait mis sa plume au service des publicités de Goodrich, il y a bien longtemps. Dissertations et slogans sur le caoutchouc et les productions dérivées. Les profondeurs du pays lui étaient alors apparues. Elles lui étaient entrées dans les pores, sous les ongles, comme les allumettes d’un tortionnaire. Mexique, son drame et son amour.
Il avait travaillé ensuite dans l’État de Veracruz à l’irrigation. Puis dix années comme gratte-papier au Bureau d’Immigration, un calvaire. Et le pays lui avait passé dans le sang, un mélange de tropiques rouillées, de chaleur brûlante, sèche comme une nuit dans le désert. Amibiase de l’âme.
Il était épris tout autant d’Herb Alpert que de la doucereuse musique yucatèque. Il était Mexique.
Mais il ne fredonnait jamais. Il avait choisi le silence comme enveloppe. Rester seul, s’effondrer dans la mélancolie. Mélancolie.
Dans l’appartement, près de Revolucion, il observait parfois la photographie sous-verre que lui avait offerte une jeune photographe grignon qui était venue l’emmerder deux journées seulement après le tremblement de terre. Le temps, l’alcool ravageaient cette belle gueule. Il s’observait : le sucre avait gonflé la peau et raviné les rides ; puis, le sevrage avait laissé les joues flasques. L’épiderme, sur son nez, était grêlé comme une peau d’orange, et ses yeux, toujours injectés de veinules bleuâtres, ne bougeaient presque plus dans leurs orbites. Son front s’accroissait chaque jour et le blanc du crâne s’élargissait vite le long de la raie. Il avait toujours rejeté à gauche l’épaisseur de ses cheveux luisants de cosmétique.
Nepomuceno était oiseau de nuit, d’habitude : mais depuis le 19 septembre il ne dormait pour ainsi dire plus. Il écrivait sur une tablette de l’immense appartement, trop grand pour ce qui restait d’enfants à la maison. Gorgé de café noir, il aimait aussi s’en aller rôder vers les établissements nocturnes qu’il fréquentait bien plus jeune. On ne l’y reconnaissait pas. Il était donc tranquille pour observer, vieil ours, en commandant des Cocas, beaucoup de Cocas. Depuis la dernière cure, il en buvait dix à quinze par jour. Un substitut, avec le tabac : des montagnes de Pall-Mall, de Camel, de Lucky-Strike que lui ramenaient les amis de l’étranger. Au Mexique, on ne trouvait que des Delicados, sur lesquelles il se rabattait en cas de manque. Il fumait soixante cigarettes par jour, et dans le désordre des marques.
À l’inverse du Métis qui chiait bouquins, préfaces, articles, essais et contributions comme s’il en pleuvait, et qui pouvait vivre largement sans écorner sa fortune personnelle, Nepomuceno était pauvre. Certes, son unique livre était traduit en dizaines de langues, mais les droits de traduction, chinois, bantou, arménien ou croate, ne nourrissaient pas la tribu familiale. Alors, un Président magnanime lui avait fait obtenir un poste de directeur des publications à l’Institut des Indigènes. Un job tranquille, une sinécure qui lui offrait un salaire à deux pas de l’appartement. Un bureau, une secrétaire, une machine à café, des rencontres, des rendez-vous avec les ethnologues de terrain et des délégations indiennes qui s’acharnaient à faire rééditer tel ou tel ouvrage d’un missionnaire espagnol décrivant les us et coutumes d’indigènes. Son travail l’intéressait assez et les quelques centaines de milliers depesosqu’il gagnait lui permettaient au moins de vivoter.
Ce fut parfois trop juste. Deux ans avant la mort, Nepomuceno souffrit d’une cataracte, mais il n’avait pas d’argent pour se faire opérer. Un bon ami, dans la confidence, fit alors appel à quelques caciques, à un ex-Président populiste et aux artistes qui jalousaient Nepomuceno. En vain. L’écrivain d’un seul chef-d’œuvre essuyait ses yeux fermés avec un mouchoir (il détestait les Kleenex) et chaque jour il pestait contre le mal, sans redouter la cécité. Ses proches réunirent l’argent, et il fallut batailler encore, pour que Nepomuceno obtienne l’autorisation d’entrer aux Etats-Unis et qu’on l’opère à Houston. Car il avait jadis dit tout le mal qu’il pensait des militaires-gorilles en Amérique centrale. En bonne logique, il était donc normal qu’on lui interdise d’aller au Texas pour conserver sa vision des choses.
Quelques mois avant le terremoto, il était venu à Paris. À Saint-Germain, on l’avait fêté ; des fidèles, rares ici, l’avaient entouré de leur affection, mais Nepomuceno, une fois encore, s’était senti gêné jusqu’aux os. Son grand fils l’avait emmené, par la rue Bonaparte, sur les quais, avec le dessein de lui faire visiter le Louvre.
– C’est très grand, n’est-ce pas ? Hum… Je crois qu’il vaut mieux que nous allions prendre un cafecito.
Alors Nepomuceno et son aîné étaient restés sur une terrasse du quai Voltaire, à savourer leur expresso en regardant passer les filles.
L’écrivain s’ennuya bientôt. Son Mexico lui manquait, c’est-à-dire ses habitudes au bar de la librairie El Juglar, ou à l’Agora sur Barranca del Muerto. Les amis respectaient sa mélancolie, son insondable chagrin. Ceux-là savaient qu’il n’écrirait plus, ceux-là le laissaient tranquille. Il souriait car il savait qu’un jour les cuistres citeraient Rimbaud, Wittgenstein et Duchamp à propos de son silence d’artiste.
Il revint. Le tremblement de terre l’affecta terriblement. Il vit ses quartiers préférés, derrière Santo-Domingo, sens dessus dessous. Ces perspectives nouvelles le laissèrent désemparé. Des tours, des immeubles s’étaient affaissés et son œil malade apercevait désormais des horizons inédits.
Il était douloureusement blessé : des années d’impressions, de souvenirs effacés par quatre minutes. Les éléments bouleversaient sa carte du passé. Un peu plus mélancolique encore. Le vieil homme encore jeune avait perdu la foi, il n’aimait plus que les souvenirs et les Indiens. Mais eux vivaient dans les sierras, les taillis et les déserts sans villes. Loin des immeubles que Nepomuceno aimait d’abord. Inexorablement, son travail à l’Institut avait gagné. La condition indienne l’avait emporté. Il aimait tragiquement l’Indien vivant, celui que tant veulent voir mort, du gouvernement aux ethnologues. À l’Institut, il aimait recevoir les délégations yaquis, mayas, qui venaient le trouver pour dire combien les caciques, les militaires et les corrompus leur suçaient le sang. Et sous le masque impassible du désespoir, Nepomuceno cultivait sa révolte bouillante, le meilleur de l’homme. Parfois, il disait tout haut la vérité interdite. À l’Université : « Il n’y a pas un général qui refuse un cadeau de cinquante mille pesos, disait Obregon.Aujourd’hui, il faudrait parler en millions de pesos. » Le Président de la République avait sommé Nepomuceno de retirer ces mots. La Brigade Blanche, une organisation de tueurs clandestins, l’avait menacé… Et, quelques semaines avant le tremblement de terre, Nepomuceo avait lu son nom dans la liste de cinquante personnes à licencier à l’Institut des Indigènes. « Nepomuceno, dehors ! À virer ! » Entre un ingénieur, quelques chauffeurs, deux standardistes et un ethnologue. Le gouvernement allégeait le corps des fonctionnaires dans toutes les institutions. Économies. Le vieil artiste allait connaître à nouveau la misère de ses années adolescentes…
La mort vint d’un seul coup. Le tremblement de terre n’y fut pas étranger. Tous ses ennemis chantèrent ses louanges. Le Président décida qu’on inhumerait el escritordans la Rotonde des Hommes Illustres. On exposa sa dépouille mortelle dans le grand hall de Bellas-Artes. L’Assemblée nationale observa une minute de silence et suspendit son palabre pour participer aux obsèques nationales. L’ambassadeur des Etats-Unis dit son chagrin à la veuve.
Humilié, Nepomuceno fut pleuré par les humiliés, les Indigènes, ses amis indiens. Des semaines durant, les journaux publièrent dossiers et pages spéciales : Nepomuceno n’était-il pas le seul Mexicain à avoir reçu des mains du Roi d’Espagne le prix des Asturies ? La gloire de Nepomuceno dégoulinait sur le Mexique.
Celui qui avait inscrit le nom de l’écrivain universel dans la liste des fonctionnaires à licencier vanta, dans le palais de marbre, « les services qu’il rendit à la cause indigène à la direction de l’Institut ».
Aux dernières nouvelles, il s’agissait de traduire le chef-d’œuvre en maya. Nepomuceno doit en rire : le maya n’est plus qu’une langue parlée, désormais. Mais tout ceci fait tellement plaisir aux autorités et représente une si petite dépense…