Le Passe Muraille

La ronde de jour

Croquis de comptoir de Philippe Banquet

 

 

Si vous êtes curieux, vous pouvez, dans notre bonne ville de Chantelle, observer un phénomène cyclique particulier. À partir de dix heures du matin, installez-vous dans un café ; choisissez une table discrète, commandez une boisson et attendez.

Vous ne manquerez pas de voir arriver, tôt ou tard, une bande de vieillards. Ils vont se poster au comptoir, les uns perchés vaille que vaille sur les hauts tabourets, les autres restant debout, plus ou moins verticaux. Petits, grands, volumineux, décharnés, cheveux blancs ou chauves, certains portant casquette, chapeau, ils seront de six à huit, parfois moins, uniquement des hommes.

Vous les entendrez commander chacun leur verre de vin, « Un canon, patron », blanc ou rouge, c’est selon, parfois acidulé d’une goutte de limonade, « limé bien à ras », ou adouci d’un fond de sirop, pêche, cassis.

Vous venez de découvrir le circuit du troisième âge, le cercle des retraités épanouis.

Je les ai rencontrés souvent, tandis que je feuilletais vaguement le journal local, « La Montagne », en buvant un énième café, dans l’un des cinq débits de boisson que compte encore le village.

J’ai admiré avec quelle patience ils entretiennent leur petit verre de vin, ces verres de cantines à facettes arrondies, remplis juste à la dose réglementaire. Comment ils chambrent le vin rouge, au creux de la main, ou, au contraire se gardent de chauffer le blanc en le touchant : la main posée sur le comptoir, le verre à l’abri dans la fourche entre le pouce et l’index. De temps en temps, ils le portent à la bouche pour une trempée des lèvres, minuscule, avant de le reposer, le niveau presque intact. Ils économisent le carburant afin que dure la tournée, les journées sont longues et maigres les pensions de retraite. Il faut tenir en respect ces heures qui les séparent du repas de midi, livré à domicile par le service municipal. Puis il y aura la sieste.

Le matin est le plus souvent partagé entre deux établissements, séparés de quelques pâtés de maison. L’hiver, ils commencent chez Mimi, à l’entrée du bourg ; la rue principale est dégagée, même en cas de neige et la montée est douce jusqu’au café du haut. Celui-ci est plus petit et bien chauffé, ils s’y calfeutrent jusqu’à la cloche de midi, heure à laquelle ils enchaînent deux verres au titre de l’apéritif. L’été, ils partent plutôt directement du café du haut, pour finir la ronde, tard dans la soirée, chez la Mimi, où ils auront le plaisir de côtoyer la jeunesse, critiquer les gars et lorgner les filles.

L’après-midi se traîne un peu, surtout dans les chaleurs. Après la sieste, aux beaux jours, on peut les retrouver en terrasse, à l’hôtel du Nord et du Commerce associés, mais uniquement si la température est supportable et qu’il n’y a pas de courant d’air, santé oblige. Sinon ils se réfugient à l’intérieur, où l’atmosphère est climatisée par les murs épais et l’étroitesse des ouvertures.

Étape suivante, la Taverne. Le soir approche, la nuit les attend, cette longue traversée propice aux fatales rencontres. Alors, il faut tenir, se préparer, partager l’angoisse en la diluant d’alcool, un peu, et d’amitié, beaucoup.

Les verres se sont accumulés, les paroles flottent, ou plus douces ou plus rugueuses, chacun son style. Le grand Paul tape sur le comptoir, Léon bougonne, le gros Louis rigole, comme toujours. Ils se connaissent depuis si longtemps, chacun joue son rôle. Quand l’un vient à disparaître, il est remplacé, tôt ou tard, par un moins vieux, c’est dans l’ordre. Les différences d’âge semblent diminuer, les années d’écart se ratatinent et ne comptent plus guère, l’important est devant eux, comme un mur qui se rapproche, inéluctable.

Ils tirent le soir au maximum pour raccourcir la nuit, un dernier verre, « la démarrante ». Il va falloir rentrer, retrouver les restes du repas de midi, mangeoter seul devant le poste de télévision. Redevenir des retraités, isolés, oubliés, jusqu’à demain où le cercle se reformera.

L’un d’entre eux, m’a-t-on un jour expliqué, a commencé à boire à soixante-huit ans, parce qu’avant « Vous comprenez, sa femme n’y tenait pas. Maintenant qu’il est seul et vieux, ça ne peut plus nuire, n’est-ce pas ? »

N’est-ce pas.

@Philippe Banquet, dessin Sandra Langer.

1 Comment

  • MARTHA LANGER dit :

    Un tendre regard sur les gens du village …ou comment masquer la solitude de la vieillesse.
    Bien mieux que dans une grande ville.

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