Le Passe Muraille

La punition venue du ciel

À propos de l’essai

De la destruction comme élément de l’histoire naturelle,

de W.G. Sebald,

par René Zahnd

La mémoire et la question du rapport à la réalité sont sans doute au coeur de l’oeuvre laissée par W. G. Sebald, écrivain allemand exilé dans le sud de l’Angleterre, mort en 2001 au volant de sa voiture à l’âge de 57 ans. Que ce soit dans Les Émigrants ou dans le majestueux Austerlitz, il plongeait au coeur des gouffres par le moyen de la fiction, alliant rigueur de documentation et haute exigence formelle. Surtout, le lecteur percevait que ce n’était pas le simple dégoût ou la dénonciation qui motivaient l’auteur, mais bien peut-être une de ces passions sans borne pour l’espèce humaine. De celles qui relèvent de l’amour véritable et laissent flotter derrière elles un peu de mélancolie. De celles aussi qui prenaient les mensonges et les injustices pour des blessures.

Lors de conférences données à Zurich en 1997, Sebald s’était intéressé à une matière délaissée par les historiens et les écrivains : les bombardements massifs du territoire allemand par l’aviation britannique. Sait-on que la R.A.F. effectua à elle seule 400 000 vols, déversa sur le pays un million de tonnes de bombes, que cette apocalypse programmée, appliquée à 131 villes, fit 600 000 morts dans la population civile, détruisit 3,5 millions de logements et laissa 7,5 millions de personnes sans abri à la fin de la guerre?

Il y avait, pour des raisons clairement expliquées, une volonté de Churchill et des siens d’anéantir l’Allemagne. Or, la question qui occupe ensuite l’auteur est de savoir pourquoi il reste si peu de traces de cette entreprise de destruction physique et psychologique, aussi bien dans les études historiques que dans les oeuvres littéraires allemandes. En clair : pourquoi la conscience collective allemande semble avoir évacué les faits. Selon Sebald, on touche là des zones profondes, qui ont à voir avec le sentiment de culpabilité («Tout ce qui nous arrive est de notre faute »), avec la conviction que la punition venue du ciel était justifiée, et aussi avec le besoin d’oublier, de nier les faits passés pour se tourner vers l’avenir (à l’image de ces survivants qui, dans les champs de ruines, commencent par faire des gestes très ordinaires, comme cette vieille femme se mettant à nettoyer les vitres).

Aux textes retravaillés des conférences, Sebald ajoute un volet consacré aux réactions suscitées par celles-ci, ainsi qu’une étude sur l’écrivain Alfred Andersch, édifiant exemple d’un homme qui a voulu ruser avec l’Histoire (se servant de « la littérature comme moyen de rectifier la biographie»). Et finalement ce recueil, d’une lecture saisissante, pose avec force une question que bien des intellectuels et des « gens de lettres » n’osent plus que balbutier: quels sont le rôle et la responsabilité de la littérature ? Ce livre exprime, de façon brillante, la réponse de Sebald.

R. Z.

W. G. Sebald. De la destruction comme élément de l’histoire naturelle. Traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau. Actes Sud, 2003, 153 pages.

Sous le feu de Gomorrha,

par Gerda Leplattenier

Mon père arriva au mois de juillet à Hambourg pour un congé de deux semaines. Il était avec nous au moment des pires bombardements. Je me souviens comme si c’était hier de ces moments terribles. Les quatre bombardements qui ont le plus dévasté notre ville pendant toute la guerre ont commencé le 24 juillet 1943. Celui du 27 juillet fut le plus violent. Des tapis de toutes sortes de bombes, entre autres au phosphore, furent lâchés sur tous les quartiers de la ville dont une grande partie fut anéantie. Nous étions assis dans notre abri avec quelques voisins. Je connaissais bien les sifflements des bombes et je savais juger si la bombe était tombée à proximité. Le bruit ajouté des bombes et des canons antiaériens devenait infernal. Nous étions saisis d’un sentiment de fin du monde et nous nous sommes tous couchés par terre, prêts à mourir. Mon père avait pris ma main. Subitement, nous entendîmes des cris à la porte restée ouverte: «Votre maison brûle ! » Alors la mort fut oubliée, mon père monta les escaliers à toute vitesse et, avec les gens venus de l’extérieur, il grimpa au grenier pour éteindre le feu causé par une bombe incendiaire. Nous avons eu de la chance que ce ne soit pas une bombe au phosphore que l’on ne peut éteindre avec de l’eau, mais seulement avec du sable. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à pleurer d’émotion. J’avais onze ans.

Le temps de ce mois de juillet était splendide, beau et chaud. Mais le lendemain matin, le ciel était gris-noir, on ne voyait plus le soleil. Toute la ville de Hambourg semblait en flammes. Plus tard, nous avons appris que la stratégie des Anglais, développée par leur maréchal Arthur Harris, visait à créer un véritable ouragan de feu en employant des bombes incendiaires, des bombes au phosphore et des mines aériennes pour réduire ainsi toute la ville en cendres. La même méthode, qui provoque un embrasement généralisé, a été pratiquée contre bon nombre de villes allemandes. L’opération Gomorrha contre Hambourg (fin juillet 1943) a tué 50 000 personnes environ, étouffées ou brûlées vives. Ce fourneau de 1 000 degrés a laissé des cadavres gros comme des pains. Ceux qui ont réussi à s’enfuir sous le feu devaient parfois fouler des morceaux humains collés dans l’asphalte ramolli par le feu. Le pilote britannique Richard Mayce a décrit ce feu comme l’Inferno de Dante. Il est devenu pacifiste après cette expérience. Par ailleurs, lorsque les équipes de sauvetage ont commencé leur travail après l’arrêt des incendies, elles ont été horrifiées. Des gens, pour se sauver, avaient sauté dans l’eau bouillante des canaux ! Les dizaines de milliers de morts qui se trouvaient dans les ruines avaient attiré des rats, des vers et des myriades de grosses mouches. Les autorités ont dû faire le maximum pour éviter une épidémie.

Pour revenir aux événements près de chez nous, nous étions complètement sous le choc. Au bout de notre rue, une ferme a reçu des bombes au phosphore. Elle a entière-ment brûlé avec tout le bétail. Les gens ont pu se sauver. Une autre maison a brûlé et, dans une rue voisine, plu-sieurs maisons ont été soufflées par des mines aériennes. Une file interminable de gens avec des valises ou de petits chariots fuyaient la ville. Certains avaient des brûlures de phosphore aux bras, aux jambes ou au visage. Il n’y avait que des femmes, des enfants, des vieillards, aucun soldat. Je regardais ce défilé. Soudain, l’idée m’est venue que nous avions beau-coup de pêches dans notre jardin. J’ai demandé à mon père si je pouvais en distribuer à ces pauvres gens. Mon père a acquiescé. Les gens étaient traumatisés et désespérés. Ils disaient à peine merci. Ma mère se trouvait dans un coin sur un fauteuil en gémissant que son coeur lui faisait mal. J’ai eu très peur.

G. E.

Nota bene:
Ce texte, extrait de souvenirs personnels, m’a été envoyé par Gerda L’Eplattenier à la suite de la parution d’un article consacré à W. G. Sebald dans les colonnes de 24 Heures. Née à Hambourg et âgée de 7 ans lorsque la guerre a commencé, cette Allemande établie en Suisse romande confirme l’impossibilité de parler de la destruction des villes allemandes jusque dans les années récentes. «Je me souviens par exemple avoir dit à ma mère, à l’âge de 13-14 ans, lorsqu’elle se plaignait des destructions inimaginables des bombardements :  » Il ne faut pas se plaindre. C’est la punition pour tous les crimes que nous (!) avons commis. » Toute jeune, j’exprimais l’opinion politiquement correcte de l’époque — une époque qui perdure. Il a toujours été considéré de très mauvais goût de parler des souffrances des civils allemands. On ne parlait que de nos crimes et de notre culpabilité. D’une part, c’était juste. Mais, d’autre part, fallait-il approuver la « punition » et la mort de centaines de milliers de femmes et d’enfants sans défense ?»

Nous remercions vivement Gerda L’Eplattenier pour sa très précieuse contribution. (JLK)

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *