Le Passe Muraille

La Provence vraie d’un autre Giono

 

L’approche  d’un grand écrivain en son pays, débarrassés de leurs oripeaux folkloriques, par le critique belge Pol Vandromme.

Les grands écrivains ont une légende. Ils la supportent mal. Leur légende, c’est d’abord les malentendus (qui finissent par devenir des préjugés et des lieux communs) que leur oeuvre inspire à des critiques distraits; c’est ensuite les classifications arbitraires que les manuels, par souci de la commodité des étudiants et des professeurs, imposent à cette oeuvre.

Giono a été victime de ces enfantillages. On s’est fabriqué de lui un portrait absurde qui réconfortait la grossièreté des caricatures et l’arbitraire des schémas. Il y eut ainsi, paraît-il, le brave Giono qui interpellait le soleil, les arbres, les bêtes et qui demandait à des bergers de tenir compagnie au dieu Pan: puis en-suite Giono le dilettante, converti à Stendhal, lecteur de Machiavel, et qui emmenait l’enfant bonheur dans des aventures qui l’affolaient.

Nous avons bien le droit de dire que ces stupidités ne nous conviennent pas. Plus qu’aucun autre, un écrivain de tempérament a besoin d’être considéré comme un écrivain de nuances. Les excès de sa nature (c’est-à-dire la générosité intempérante de son naturel) ne doivent pas masquer ses reprises, ses secrets, le mouvement de va-et-vient autour duquel une oeuvre s’organise beaucoup plus sûrement et précisément (quoique de façon moins apparente) que lorsqu’elle s’entête dans ses certitudes et dans ses rabâchages.

L’idée que Giono promène dans son oeuvre deux Provences différentes (l’une barbouillée d’échos furieux; l’autre sèche, lisse — un miroir qui recueille les reflets heureux du soleil) ne tient pas debout; c’est une niaiserie fourbue à force d’avoir été trimballée de chronique en chronique et qui réclame qu’on la laisse en paix. De Jean le Bleu au Hussard sur le toit, c’est le même pays qui se lève en choisissant pour s’exprimer tantôt l’un, tantôt l’autre des deux accents de la sensibilité de Giono — le grave et l’aigu.

* * *

Quel pays ? Non pas celui qui enchante la paresse des touristes — la Provence vue d’en bas, dans l’ombre des platanes, à l’heure appliquée et nonchalante de la pétanque. La Provence de Giono est installée sur la hauteur, avec des chèvres, des moutons et des pâtres, sauvage, enclose dans ses repaires et ses éboulis de rocailles, ravagée par toutes sortes d’ardeurs — le soleil, la solitude, les cigales.

L’écrivain qui a le mieux décrit la Provence, nota-t-il dans sa présentation de l’album des guides bleus — c’est Shakespeare. Quel que soit l’événement qui vienne donner un sens à la vie, il est béni. Plus il est violent, plus il est délectable. On l’attend. S’il tarde trop, on le désire, et finalement on le provoque. La mort est naturellement entourée de cérémonies exquises. Ce sont des tourneurs de couteaux dans les plaies, des virtuoses du bon usage des maladies. Ils ne tournent jamais assez fort, la foudre ne frappe jamais assez près, on n’a jamais assez peur. Le même sentiment qui poussait un peu plus bas à la réclusion volontaire provoque un appétit démesuré de liberté.

Dans les premiers livres de Giono, les catastrophes sont des rafales lyriques nées d’une vie calfeutrée et élémentaire avec des images qui bondissent comme des éclairs, avec des mots qui dévalent les pages comme un torrent. Un écrivain visionnaire, qui ne recense pas le réel, mais qui le transpose et qui l’enfièvre, salue ainsi une Provence chimérique qui raconte les rêves éperdus de sa terre, donne rendez-vous à ses errances, à son génie panique. Cette somptuosité oratoire a donné à penser qu’il faisait l’éloge du bon sauvage, qu’il écrivait sous la dictée d’un berger ingénu. La vérité, c’est que Giono commençait à interroger l’avidité des songes, sans abandonner ce monde sensible dont il était à l’affût des fougues. Mais si l’on savait regarder, on s’apercevait qu’il avait dans les éclats de cette exubérance, quelque chose de sournois, de farouche, de rebelle à l’illusion: Jean le Bleu était accompagné de Dominici, d’un univers fermé, silencieux, réfractaire. Seulement son oeuvre alors n’était pas encore resserrée; elle ne dominait pas son lyrisme, et il lui arrivait de divaguer. Le ton, depuis, a changé; mais c’est la même chanson — une chanson contrariée, avec toujours les cris d’une sensualité qui s’enivre au contact de l’existence la plus concrète, et qui s’y écorche en cherchant des refuges pour se préserver. Le procès Dominici, Giono l’a suivi à travers son oeuvre, et il a compris tout de suite qu’il la vérifiait. Les artifices d’un talent mal discipliné, réduit au seul instinct de sa sauvagerie, tout cela comptait pour rien au regard de ce noyau irréductible sur lequel s’acharnaient vainement les ferveurs rétrospectives des artisans et des bergers.

L’innocence de Giono s’est très tôt défiée d’elle-même, elle s’est infligé l’épreuve de la lucidité. Au fur et à mesure qu’elle se constituait, cette oeuvre se décrassait davantage, ce qui était sa manière de creuser l’intuition qui la gouvernait. De grave qu’elle était à ses débuts, elle est devenue plus désinvolte, tournant ses drames en épopées allègres; et, d’un bout à l’autre, ne cessant jamais d’être l’oeuvre d’un visionnaire tragique, folle de bonheur et, en même temps, dévastée par la conviction que cette folie n’est pas raisonnable.

Œuvre escarpée, à l’écoute des sources de la montagne, elle enrage que les hommes ne soient que ce qu’ils sont et que les gestes immémoriaux de la fable du monde n’allument plus aujourd’hui que de pauvres étoiles. Au lieu de se garder d’elle-même, elle s’est gardée pour elle-même, prenant tous les risques, se cloîtrant dans son plaisir et dans son désespoir, se servant du réel comme d’un tremplin pour le saut dans les vertiges de la réalité magique.

A l’exemple des grands créateurs, Giono est un écrivain que tout étonne, qui s’enfonce dans ses étonnements. Sa naïveté débouche dans l’extase. Giono ne juge pas sur pièces, mais sur les signes que le destin lui fait. Même après avoir fréquenté Machiavel, sa lucidité sera encore une lucidité de voyant.

Mais plutôt que de tonitruer comme jadis dans ses prêches ébouriffés, elle s’inventa dans des récits qui s’accordèrent le loisir et les surprises du vagabondage. La recherche, pourtant, est toujours la même: une sorte d’état de grâce au sein duquel nos contradictions s’accommoderaient de leurs diversités.

Ce qui s’est transformé chez Giono, ce n’est pas sa conception de la vie, c’est la manière de la dire. Il a épuré sa phrase; il lui a donné un autre rythme. En changeant de registre, en colloquant ses frénésies sentencieuses, en racontant ses histoires sans embarras au lieu de les surcharger d’intentions, Jean Giono est devenu un autre écrivain, plus alerte, plus neuf, libéré de ses scléroses, de son moralisme, de ses ornementations verbales et de cette part de sensibilité décorative qui entre toujours dans un pittoresque trop fignolé.

* * *

La Provence de Giono est donc restée la même. Seul le ton de sa voix a varié. Au début, elle se récitait dans la rhétorique des pâtres, ayant l’illusion de reconquérir le langage populaire, mais en réalité s’exprimant en précieuse; à la fin, elle enfourchait les mots au galop, improvisant des courses avec l’allégresse.

Plus l’écrivain a du génie —observait Giono dans sa préface au Tableau de la littérature française, plus il s’éloigne de la réalité, surtout si ce génie se propose d’exprimer la réalité. Giono parlait pour lui, puisqu’aussi bien un auteur ne fait jamais rien d’autre. La Provence, qui se déploie dans cette oeuvre, est bien le pays de Giono — le guide qui reconstitue l’itinéraire de la sensibilité de l’écrivain. Un paysage sans doute, mais un paysage du subconscient, illusoire à tous égards, explorant les nostalgies d’un univers confiné. Il y a toujours eu chez Giono quelque chose d’obstiné, voire d’un peu fou; les réflexes d’une poésie égarée et solitaire que regonflait l’instinct des prophètes. L’exil est la vraie patrie de cet homme libre, — en deçà de la Provence des paysans, au-delà de la Provence des touristes, —enfermé dans ses délires, les ruminant d’abord dans des méditations avant de donner congé à cette tragédie, de la lancer dans les embuscades tendues par l’imprévu et l’adresse des hussards.

P. V.

Jean Giono, Romans et essais, Le Livre de Poche, collection La Pochothèque; Le Cycle du hussard, Gallimard, collection Biblos.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *