Le Passe Muraille

La prière de l’homme

 

Un texte inédit du grand écrivain yougoslave Ivo Andric, Prix Nobel de littérature en 1961, auteur du Pont sur la Drina et de  La Chronique de Travnik.

Je m’adresse à Toi avec cette prière sans fin et sans but, non pas parce que je serais convaincu que Tu l’entends, mais parce que je sais – et c’est tout ce que je sais avec certitude – que je la prononce. Je marche sur un chemin lumineux, je suis calme et en bonne santé, et je sens le temps qui passe comme un luxe et une volupté – d’autres croupissent en ce moment dans la misère, écrasés par la souffrance, sous la torture des heures immobiles.

Moi j’ai un toit sur la tête et une table servie où il y a tout en abondance – d’autres vivent désireux de tout, privés d’amour et de but, redoutant l’heure du dîner qui est pour eux solitude, froid et horreur.

Moi j’ai dans l’âme la lumière qui, il est vrai, décline et s’amenuise, mais ne s’ éteint jamais – des milliers d’ êtres vivent dans les ténèbres.

Et si après tout cela l’ inconscience et le non-être m’attendent vraiment, alors ma reconnaissance est sans bornes. Cette reconnaissance illimitée sera le plus important et le dernier sentiment qui restera en moi. Je l’adresse à Toi. Et si dans les espaces que nous peuplons de nos pressentiments, il n’ y a vraiment personne pour la recevoir et si Tu n’es rien d’ autre qu’ un besoin issu de mon imagination, que cette reconnaissance soit alors le seul signe réel prouvant que j’ai vécu et que Tu aurais pu exister.

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Le corps d’un homme qui dort seul paraît, dans la première lumière matinale, droit et mince comme un sarcophage. Un tel homme, condamné et réduit à sa forme élémentaire et dernière, ressemble à sa propre tombe.

L’homme qui dort dans un grand lit avec la femme aimée, du sommeil des êtres qui s’aiment, a l’air tout a fait autre. A la fois séparés et liés, ils ressemblent à l’arbre de vie, mystérieux, ramifié, fort et pérenne, lové dans son aspiration permanente vers des formes nouvelles.

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Je consentirais volontiers à vivre, s’ il devait en être ainsi, parmi des sauvages, dans le tourbillon de la révolution ou dans le tourbillon de la guerre. Je consentirais à tout, sauf à une vie petite-bourgeoise qui ne comporte jamais en aucun chose ni grandeur ni beauté ni joie véritable, car tout y est empoisonné par des préjugés et souillé de calculs qui pénètrent jusque dans les profondeurs les plus secrètes de la vie humaine, jusque dans le sourire avec lequel l’homme dit bonjour à l’ homme, jusque dans la couche matrimoniale, jusque sur le lit du moribond. Et ce cal- cul est non seulement impitoyable, mais qui plus est – totalement erroné.

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Les geôles tout comme les camps de concentration ont quelque chose de commun avec l’enfer (ou le purgatoire). L’enchaînement forcé à un espace déterminé, tous les modes et tous les degrés de la souffrance. Ils ont tout cela en commun; les geôles et les camps de concentration sont l’ une des réalités de la vie humaine, tandis que l’enfer et le purgatoire sont des fables de la croyance chrétienne. Mais alors l’ on se demande: qui a servi de modèle, la geôle à l’enfer ou l’idée de l’enfer à notre geôle ?

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V oyant comme certains croyants haïssent et persécutent ceux qui ne croient pas, je me disais que c’était peut-être là leur façon de se venger inconsciemment de la faiblesse et de l’ inconséquence de leur propre foi. Ce sont souvent des fanatiques effrénés et inhumains. Devant ce phénomène je me disais aussi que pour ceux qui ne croient pas tout serait plus facile si les croyants croyaient vraiment et pleinement en tout ce qu’ils appellent leur foi.

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Je vous parle en me référant à de nombreuses expériences, et vous pouvez me croire. Ceux que nous appelons les défunts ne sont pas aussi morts que nous le pensons d’habitude. Tout comme ceux qui s’ imaginent vivants ne sont pas aussi vivants qu’ils aimeraient le paraître et qu’ ils croient l’être.

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En observant certains êtres autour de moi je me demande comment ils ne se lassent pas d’ avoir toujours raison, d’ être toujours et en toutes choses du bon côté, le seul juste. Et com- ment ne s’ennuient-ils pas de repousser tout autour d’ eux vers cet autre côté, le mauvais ? Comment ne songent-ils pas que, en agissant toujours ainsi ils seront obligés de rester en minorité, peut-être même complètement seuls ? Et à quoi cela leur aura-t-il servi alors d’ avoir été purs, honnêtes, infaillibles et – du bon côté ? Mais, en les obser- vant mieux, je ne peux pas m’empêcher d’avoir cette étrange idée que, peut-être pour eux, avoir raison, être du bon côté etc., n’ est en fait rien d’ autre qu’ une forme plus subtile, médiate et déguisée de la lutte animale pour s’ emparer de la meilleure place, du plus gros morceau, pour s’ assurer la meilleure postérité; bref, une forme de la lutte pour la suprématie et une façon d’ utiliser tout ce qui les entoure.

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Il y a des moments où l’eau et le feu sont pour moi la même chose. Ce sont des instants fugaces et insaisissables où nous sommes portés par des puissances inconnues de nous, où notre regard n’est plus retenu pare ces apparences inconsistantes que nous appelons le monde. Alors ce monde pénible avec ses contradictions s’ évanouit, alors je vois et je sens de façon parfaitement claire l’ unité de tous les éléments qui circulent dans l’ univers. Rien n’ a de nom, de visage, de destination ni de justification. Par son essence et son résultat définitif, tout est un dans ce millionième fragment de seconde qui s’appelle l’éternité.

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Ce que nous appelons un criminel né, ce n’est que l’autre face, invisible, de cette planète qui s’ appelle l’homme.

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La tragédie de la beauté réside dans le fait qu’elle ne peut pas ne pas exister, alors qu’elle ne peut ni durer ni se maintenir.

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Dite dans le dialecte du Sud, chaque chose paraît non seule- ment plus longue, mais aussi, si elle est triste, plus triste encore.

(Sarajevo, 10 mars 1951)

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Je ne comprends pas pourquoi vous vous excitez tellement à propos de ce que les hommes écrivent dans le monde. Qu’est-ce que cela par rapport à ce qu’ils pensent, à ce qu’ils font et à ce qu’ils sont capables de faire ? Une vétille. Une plaisanterie !

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Dans l’amour il y a trop de douleur, de désordre et d’injustice, mais l’amour est une chose si mystérieuse qu’il est possible que cela ne paraisse ainsi que pour notre jugement superficiel et imparfait. La force et la grandeur de l’amour que nous ne connaissons jamais assez sont peut-être telles que même ce qui nous paraît douleur, désordre et injustice se répare et s’égalise quelque part à un niveau plus élevé que nous ne voyons pas.

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Ce qui nous rend la vie impossible et ce qui chasse prématurément de ce monde bien des êtres, les meilleurs, ce ne sont pas les grandes haines ni les crimes écrasants. Ni je ne sais quelles abjections ou vilenies ou autres défauts singuliers ou exceptionnels. C’ est le mal que font des gens normaux, sans même s’en rendre compte, quotidiennement, ce sont leurs propriétés les plus banales, et sou- vent même leurs qualités humaines qui les poussent à cela.

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– Il ne faut pas avoir peur des hommes.

– Ce n’est pas des hommes que j’ai peur, mais de ce qui est inhumain en eux.

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Au fond nous ne désirons qu’une seule chose: la vérité. Se libérer de ce vacarme de paroles, percer à travers cet écheveau d’images et accéder à la vérité, simple et nue, dût-elle être mortelle. Après toutes ces pauvres histoires, derrière le silence lui- même, se reposer sur le sol dur et noir, ne pas voir, ne pas respirer, ne pas vivre, mais du dernier éclat de la conscience embrasser la vérité, seule dignité possible.

Eteignez le récit et l’imagination comme une lampe enfumée. Le jour se lève.

I. A.

Tiré de Jalons, recueil à paraître à L’Age d’Homme en automne 1994 dans une traduction de Francis et Harita Wybrands.

 

(Ce texte constitue l’ouverture du Passe-Muraille N0 13, mai 1994)

 

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