Le Passe Muraille

La poussière dorée de Tombouctou

     

Carnet nomade de René Zahnd

 

«Enfin nous arrivâmes heureusement à Tombouctou, au moment où le soleil touchait à l’horizon. Je voyais donc cette capitale du Soudan, qui depuis si longtemps était le but de tous mes désirs. En entrant dans cette cité mystérieuse, objet de recherches des nations civilisées de l’Europe, je fus saisi d’un sentiment inexprimable de satisfaction : je n’avais jamais éprouvé une sensation pareille et ma joie était extrême. » C’est ainsi que René Caillié relate son entrée dans la fameuse cité. Pour en arriver là, lui qui fut le premier Blanc à pénétrer dans la ville et, sur-tout, à en repartir vivant, il lui avait fallu affronter la faim, la maladie et la fatigue, ruser avec les langues, les religions et les déguisements. Parvenu au but le 19 avril 1828, ce fils de galérien n’y resta pourtant que deux semaines, avant d’entreprendre la traversée du Sahara pour regagner la France, où il mourut dix ans plus tard de tuberculose. René Caillié n’est qu’une des figures de cette galerie haute en couleurs qu’on appelle les Explorateurs, du savant Heinrich Barth à l’intrépide Mungo Park en passant par le Major Laing: aventuriers, militaires, chargés de mission que milles motifs conduisirent au coeur des terrae incognitae.

Aujourd’hui il est évidemment plus aisé et surtout moins périlleux de rallier Tombouctou. Mais ce n’est pas simple pour autant. Par le fleuve, il faut plusieurs jours de pinasse, ces larges pirogues locales. Et encore On vous débarque à des kilomètres de la ville : le bras du Niger qui, il y a quelques années, menait les embarcations aux portes de Tombouctou est ensablé. Choisir la voie terrestre, c’est accepter la perspective de centaines de kilomètres de piste. Quant aux liaisons aériennes, entre l’aéroport local et celui de Bamako, elles restent aléatoires (« Tu veux prendre l’avion ? En ce moment, notre compagnie ne vole pas. Tous nos appareils sont en stand-by. Depuis trois semaines… »).

C’est la route fluviale qui nous berce jusqu’à la ville rêvée : six jours de fleuve depuis Mopti, à regarder les huttes éphémères des Bozzos, ces pêcheurs nomades qui suivent les crues et les migrations des poissons, à s’émerveiller des premières dunes de sable qui viennent mourir sur les berges, à guetter la hure des hippopotames qui se pointent à la surface pour scruter les humeurs du ciel.

Depuis le port, nous ral-lions la ville dans une de ces jeeps brinquebalantes qui, malgré la rouille et les rafistolages, paraissent increvables. Ici, les médecins de la mécanique ne renoncent pas facile-ment. Avec dans le corps encore le roulis de la pinasse, dans les oreilles le clapotis de l’eau et le bourdon du moteur diesel, on découvre des rues de sable et de poussière, on croise des 4×4 d’ONG, des camions qui crachent des panaches de fumée noire et des mobylettes. On scrute les venelles qui s’ouvrent et qui nous appellent.

Vite jeter les bagages à l’Hôtel de la Colombe et partir à la découverte de la cité mythique. Comme partout en Afrique, dès qu’un Blanc pointe son nez cramoisi par le soleil, un essaim de vendeurs s’approche. Ils sont parfois aimables et souriants, parfois insistants jusqu’à l’exaspération. Ici, les bonimenteurs sont des Touaregs. Leur refrain ? «Je suis de passage, je repars demain dans le désert, j’ai des bijoux, des tissus, de l’artisanat, regarde… » A croire que c’est une aubaine. Mais le lendemain, les mêmes sont là, à l’affût. Et le surlendemain aussi… Certains de ces fameux hommes bleus du désert sont des fantômes obséquieux échoués en ville.

Tomber sans cesse sur des panneaux de ce genre : Pharmacie centrale de Tombouctou, Police municipale de Tombouctou… Quelle sensation bizarre ! On essaie de faire le lien entre le rêve qu’on porte en soi, un point sur son atlas imaginaire, et cette réalité qu’on découvre. Des ouvriers creusent des tranchées pour la pose des égouts. C’est le grand chantier de Tombouctou. Dans les ruelles marchandes, à l’ombre des couverts, des hommes et des femmes accroupis nous regardent à peine passer. Ici, on vend des bassines en plastique. Ailleurs des cigarettes, des biscuits. L’activité semble réduite, étouffée par la chaleur. Le temps est saisi d’apathie.

Alors quoi, Tombouctou ? Une ville comme une autre ? Aujourd’hui oubliée, gagnée par la poussière, grignotée par le désert ? La déception est toute proche. Et beaucoup de voyageurs ne s’attardent pas, repartent avec dans leur valise un souvenir mitigé. Mais Tombouctou est bel et bien magique. Des événements incroyables peuvent s’y produire. Par exemple, un soir, en discutant avec des jeunes devant la radio locale qu’ils animent, faire la connaissance du professeur Salem Ould Elhadj… Celui qui tournera pour nous les pages du grand livre de Tombouctou et qui, de maison en maison, de récit en récit, de rencontre en rencontre, nous fera entrevoir son mystère intime.

R. Z.

(Le Passe-Muraille, No 67, Novembre 2005)

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