Le Passe Muraille

La photo

Nouvelle inédite d’Adriana Langer

Elle ne devrait pas tarder à arriver. Luna attend devant son ordinateur. Elle clique sur envoyer/recevoir : rien. Cinq minutes après, nouveau clic, deux mails. Prenez du Viagra, offres promotionnelles pour voyager du quatorze au vingt octobre. Elle fait défiler sur son écran les sites d’informations inscrits dans ses favoris, regarde les photos publicitaires qui surgissent régulièrement, les sorties cinéma de la semaine. Combien de minutes se sont écoulées ? Elle est probablement déjà là, Luna clique encore, rien.

Autant se faire couler un bain chaud. Après s’être enfouie sous une mousse opaline aussi évanescente qu’un nuage, elle s’enroule dans une serviette, puis revient devant son écran, qu’elle a réussi à oublier le temps du bain.

Elle est probablement arrivée maintenant. Mais attention à ne pas abîmer l’ordinateur, se sermonne-t-elle en sentant des gouttes d’eau couler le long de son cou, comme lorsque tu avais versé du thé sur ton précédent clavier… Luna va donc s’essuyer, se met en pyjama, s’installe à nouveau à son bureau. Il s’est écoulé au moins une demi-heure depuis la dernière fois qu’elle a consulté ses mails. Cette fois c’est sûr, elle doit y être.

Elle y est, en effet. De : jld36@hotmail.com. Objet : photo.

La moitié supérieure de son corps est visible, bien de face, chemise bleue rayée, cou court avec un double menton, sorte de pneu miniature redondant d’où émerge son visage rond, régulier ; sans laideur, sans beauté. Ses cheveux sont rares et grisonnants. Son sourire voudrait tout exprimer à la fois – je suis franc, je suis ouvert, je ne suis pas compliqué, je veux vous rencontrer, sachez que je suis quelqu’un de bien, agréable à vivre, je suis prêt pour cette relation – et s’embrouille pitoyablement. Il a l’air au mieux naïf, au pire niais. Et il est clairement plus près du pire, constate Luna. En arrière-fond une mer bleue turquoise, et au-dessus de sa ligne incroyablement horizontale, un ciel clair et sans nuages.

Ainsi, il a posé dans ce cadre supposé idyllique avec l’espoir d’une rencontre. Dans son regard il a essayé de mettre de l’intelligence, de l’humour, de la franchise, toutes qualités qu’il a décrites en se présentant sur le site. Mais Luna reconnaît (avec un flair qu’elle sait cruel et précis, et qui l’effraie parfois elle-même), une borne infranchissable dans ce regard, une véritable impasse : la limite qu’une conversation (ou un silence, ou n’importe quelle complicité) ne dépassera jamais, quoiqu’il fasse, quoiqu’elle fasse.

Elle imagine son appartement, dans un quartier résidentiel mais non luxueux d’une banlieue parisienne, pas trop loin du RER pour les enfants, un trois-pièces confortable, une télévision de qualité, de nombreux DVD, un premier ou deuxième étage un peu sombre, mais avec un balcon suffisamment large pour mettre une petite table et déjeuner l’été (les voisins peuvent voir, mais qu’importe). Des photos de famille ornent les murs, ainsi que quelques aquarelles chinées en vacances dans des marchés de province.

Elle le regarde à nouveau, soudain prise de pitié pour cet homme qui avoue quarante ans mais en a probablement plus de cinquante, qui se décrit comme athlétique quand il n’est que gros, qui a visiblement rassemblé là toutes ses ressources, sa bonne volonté, pour que la moitié gauche de son lit cesse d’être vide, pour que de nouvelles photos viennent orner les murs de son salon,pour que cette femme rêvée apparaisse, enfin.

Cet homme debout, de face, offert sur internet. Il a été un bébé choyé par ses parents, un enfant cajolé, un garçon avec de bonnes notes à l’école, gardien de but, nageur. Un jeune homme qui a passé des examens et s’est marié – nœud papillon, famille et amis, des cadeaux et des rires, des vœux à n’en plus finir.Un père admiré de ses enfants, homme-dieu pendant des années pour eux. Et il est là, offert.

Le pourrait-elle ? Elle essaie d’imaginer…

L’étranger la serre contre son corps, embrasse ses cheveux, parcourt lentement les joues, s’arrête aux lèvres. La serre plus fort, enfonce en elle sa langue… Mais elle regarde à nouveau l’écran. Non, vraiment, ça ne lui va pas du tout.

Il est au travail, en colère contre le collègue qui partage le bureau avec lui. Les lèvres ne dessinent plus un sourire mais sont devenues fines, serrées l’une contre l’autre, la sueur se devine à son front et sous ses aisselles, sa chemise est froissée en fin de journée. Oui, ce tableau lui ressemble davantage que le baiser fougueux. Il est fatigué et n’a rien à manger chez lui et personne ne l’attend.

Ou encore : il se déshabille avec coquetterie et une certaine lenteur, pour surprendre sa compagne. Ses cuisses sont épaisses, ses jambes courtes, musclées et parcourues de varices. Il s’allonge, et le sourire de l’écran prend une connotation lubrique – qui ne lui va pas, vraiment pas. Il l’attend. Son sexe en érection, fier, il lui tend les bras (ma virilité ne m’empêche pas d’être tendre, contrairement à beaucoup d’hommes). Il est nu, allongé, la raie des cheveux bien au milieu. Et il ne se doute de rien, de rien. Absolument de rien.

(Peinture: @ Michael Sowa)

 

L’auteure,  Adriana Langer:  Née aux USA, elle grandit en Argentine et vit à Paris depuis l’âge de treize ans. Elle écrit des nouvelles en parallèle à sa profession de radiologue. Elle a publié deux recueils, Ne respirez pas (2013, éditions La Providence) et Oui et non (2017, éditions Valensin), ainsi que des nouvelles dans différentes revues littéraires et scientifiques (Moebius, Revue Saint Ambroise, Psycho-oncologie, Journal of Clinical Oncology).

1 Comment

  • Camari dit :

    L’impatience, l’espoir, la déception et la solitude.
    L’amertume laisse qd même un petit goût sucré. On en ressort avec un rien de compassion tout de même parfumé.
    Bravo
    Ysab.

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