Le Passe Muraille

La nuit constellée du Verbe

 

À propos de la scintillante étrangeté de Giorgio Manganelli,

par Claire Julier

Comme l’on peut «désirer vivement réunir des indices et des signes légers, lire entre les mots, entre les lettres d’un mot, écouter, un doigt sur la bouche, le fond du silence; et puis, brusque sévérité pour interrompre les langueurs, un je-ne-sais-quoi de glaçant sur le début du désir, un sourire grâce à une institution, une accusation qu’on laisse tomber soudain pour conclure un sourire», les seize textes de La Nuit écrits entre 1979 et 1986 sont une suite de fragments de récits parce que les «récits ont tendance à se briser en fragments et que tout récit, quelque global qu’il soit, est un fragment».

En un enchaînement de raisonnements tautologiques où les mots semblent s’engendrer eux-mêmes, en un temps à plusieurs dimensions et des lieux indéterminés, Giorgio Manganelli entraîne le lecteur existant ou inexistant dans un univers métaphysique.

Les mots s’associent à leur contraire, les «je» qui orchestrent le bruit subtil de la prose sont lieu, maison, bois, cube, comète, homme ou femme atemporel, et chacun s’interroge sur l’être universel, l’être cosmique. Tout est dans le tout et le réel n’est qu’une partie visible de l’être. Tel «le son qui sonne pour lui-même, comme s’il était le monologue de quelque chose qui n’existe pas, et se réjouit de son inexistence», les choses visibles coexistent avec celles qui ne le sont pas dans la plus parfaite inexactitude.

Habité par le doute mais cohabitant avec lui avec ludisme et ironie, Giorgio Manganelli apostrophe des dieux incertains, en appelle à la cécité de Dieu, tente d’établir un dialogue sans réponse entre les forces de ténèbres et le créateur. Désamoureux ou négateur aimé, il dessine un étrange itinéraire au royaume des ombres, une traversée du pays de l’incertitude, chaque mot se mêlant à son contraire, chaque nombre à son multiple, mais chacun dans une solitude absolue.

Toute vérité se regarde au travers de sa propre illusion. «Je me réveille à l’extrême limite de l’obscurité; me précède une nuit interminable, et me sépare des ténèbres une faible langueur crépusculaire. Je viens de naître; en théorie, je suis le dépositaire de toutes les possibilités que peut offrir le lent épanouissement du crépuscule du jour… Je sais aussi que, très fragile, je suis lourd et dense d’une puissance aussi grande qu’inutile, car toute ma rancœur a pour cible le non-corps à la fois inaccessible et pénétrable de la nuit.»

La nuit, moment du doute absolu, de l’angoisse, de la mort, mais aussi «forme négative de la lumière supérieure, distraite antagoniste de la surnature», souligne le caractère mouvant de toute existence humaine. La mort s’inscrit dans une graphie de l’au-delà et c’est par pur amour de la matière et de ses porteurs éphémères que les maladies physiques et mentales ont été inventées. Elles reculent le temps de la mort, donnent à l’être humain sa raison d’être, au poète sa raison de créer. La mort devient un «trajet interminable et sacré, les gémissements en guise d’incantation». D’une voix venue du fond des âges, une voix qui roule depuis des sphères invisibles, sans aucune concession à la clarté, Giorgio Manganelli révèle comme l’écrit Salvatore Silvano Nigro «le déroulement plat des siècles et des millénaires, le caractère profane d’une faute sans mémoire et la pesante solitude de la fuite». Dans un univers chaotique, chaque parcelle de vie n’est, peut-être après tout, qu’un «grand drap de marbre tendu pour cacher et protéger une chose toute petite et défaite; un avertissement à quiconque s’imagine différer le néant en lui opposant des fragments d’objets apotropaïques.

C’est une plaisanterie et en même temps une admonestation, une blague et un court psaume guttural.»

C. J.

Giorgio Manganelli, La Nuit (La Notte), traduit de l’italien par Dominique Férault. Gallimard, Le Promeneur, 1999, 235 pages.

(Le Passe-Muraille, Nos 43-44, Décembre 1999)

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