Le Passe Muraille

La nature: une énigme future

Inédit conjectural à réfractions atopiques variables,

par Thierry Falissard

Lune, temps sidéral 2572-123

Ulrich2560Z vida son dernier verre de kvas synthétique et pesta encore contre son directeur de thèse qui venait de lui assigner cette étude impossible : « De la nature de la nature chez les Modernes des siècles passés ». Il aurait largement préféré mener jusqu’au bout la recherche qu’il avait entamée sur un sujet passionnant : « Schopenhauer – Nietzsche – Cioran et l’influence du mutagène pessimiste 1256Q sur le cortex préfrontal aux XIXeet XXesiècles ». Il était sur le point de corroborer une nouvelle fois la théorie transgénétique du professeur Mudretski2541A, qui montrait le lien étroit entre la chimie du cerveau, les éléments transuraniens et les divagations métaphysiques des philosophes des siècles passés : en effet, la chimie nucléaire permettait de tout expliquer, y compris les processus de pensée les plus tortueux. Il devrait abandonner tout cela en faveur d’une étude anthropologique et historique un peu fumeuse sur la « nature de la nature ». Sans doute un nouveau caprice de la planification techno-socio-protomatique contre lequel le directeur n’avait pas trouvé d’accommodement bureaucratique.

Son ordonnateur personnel Sybil456, connecté au grand Ordonnateur central Solar Warden, ne lui avait pas appris grand-chose sur cette « nature ». Il l’avait plutôt conduit à l’entrée d’un inextricable labyrinthe dont les chemins s’étendaient loin dans le passé. Le mot « nature » était dérivé d’une langue ancienne aujourd’hui oubliée, le latin. « Nature » − natura− était un mot dérivé de « naître » − (g)nascor−, lui-même dérivé d’une racine gen-plus ancienne appartenant à une langue hypothétique encore plus ancienne et dont on n’avait aucune trace dans les banques de données, l’indo-européen.

Mais « naître » était aujourd’hui une production dépourvue de mystère. Depuis la révolution métamoderne, tous les humains naissaient par ectogénèse dans l’utérus artificiel de type Womb-121. A supposer qu’il pût autrefois exister des naissances non fabriquées (spontanées ? était-ce seulement possible ?), ce concept de nature ne se référait pas exactement à la « naissance », moment initial et vite dépassé de l’existence des êtres sensibles préplanifiés tels qu’on les connaissait aujourd’hui, les transhumains. Ulrich2560Z soupira. Il lui faudrait demander une autorisation d’accès au domaine d’archivage multimédia étendu du grand Ordonnateur, et investiguer toutes les mémoires de masse relatives au concept de « nature ».

Lune, temps sidéral 2572-132

« Votre cancer progresse très normalement. » Le professeur Ephtanasias2530B était formel. « Comme la quasi-totalité de la population, vous avez développé à partir de l’âge de 20 ans cette prolifération cellulaire d’origine épigénétique des plus banales, propre à notre espèce transmutée. Continuez à prendre votre ipilimumab-2500. Je recommande cependant que vous passiez un examen complet auprès du laboratoire installé sur Charon15. »

« Charon15 ? C’est bien ce satellite de la ceinture de Kuyper, dans le district de Pluton ? »

« Allons, mon cher Ulrich2560Z, c’est juste un passage rapide au téléporteur quantique. Vingt minutes tout au plus, formalités incluses, et vous y êtes. Vous serez très vite de retour sur votre base lunaire 23. L’intérêt de cet examen est de pouvoir établir précisément votre durée de vie espérée moyenne, à un an près. Le Supra-Etat pourra alors recalibrer votre utilité sociale marginale. »

Lune, temps sidéral 2572-141

L’autorisation d’accès était enfin arrivée et Ulrich put brancher l’holoviseur 3D pour consulter les mémoires de masse, extirpées d’archives pluricentenaires, jamais consultées auparavant. La pièce vide allait prendre vie sous les projecteurs holographiques. Les images en trois dimensions, accompagnées de commentaires appropriés, commençaient à emplir l’espace confiné qui lui tenait lieu de bureau. Il allait enfin avoir le fin mot de l’énigme, et savoir ce qu’était vraiment cette « nature » qui régnait autrefois sur la planète Terre ! Le spectacle allait changer sa façon de penser et lui ouvrir des horizons insoupçonnés.

Il vit, abasourdi, les chutes du Zambèze au-dessus d’impressionnantes gorges, puis celles de Kerepakupai Vená, les plus hautes du monde, dans le bassin de l’Orénoque, écroulement liquide ininterrompu, couronné d’un arc-en-ciel éblouissant.

Il contempla, incrédule, d’incroyables couchers de soleil sur la mer, l’astre disparaissant derrière un impalpable rideau de nuages, attisant de mille phosphorescences l’azur du crépuscule, préparant le grand déploiement fantasmagorique de la nuit. Aucun satellite habité n’offrait jamais une telle magnificence : il fallait être sur Terre, au croisement des quatre éléments agencés selon les volontés de la nature.

Il visionna longuement l’océan, nappe unique interminable, tantôt déchaînée, tantôt paisible, moutonnant sans limite ses troupeaux de vagues, reflétant un ciel toujours changeant, tantôt pur et clair miroir, tantôt ressac violent d’éclairs, illuminé le plus souvent par la chaude clarté du soleil, masse liquide caressant des falaises sculptées et des récifs verdâtres, éclaboussant des criques et des landes recouvertes d’un velours herbeux.

Il suivit des fleuves inconnus et orgueilleux, serpentant parmi les forêts où de sombres feuillages étouffaient leur écho, progressant avec obstination vers une improbable embouchure, sauvages presque toujours, civilisés en traversant quelques villes, effleurant au passage des parapets dans un puissant mugissement d’eau, roulant dans leur flot les passions humaines d’autres temps.

Il découvrit la ronde des saisons dans les zones tempérées : l’hiver et sa cape de neige, silence imposé ; le printemps, renaissance de la vie et augure d’une saison encore plus belle ; la période chaude, puis l’automne, qui pointe furtivement tandis qu’un vent léger agite les dernières feuilles d’été.

Il admira longuement une faune variée, oiseaux de toutes tailles et de toutes couleurs, depuis les moineaux joyeux et animés jusqu’aux vautours les plus inquiétants, poissons et reptiles de toutes espèces, mammifères conquérants parcourant plaines, steppes et savanes. Il s’attarda un moment à suivre les périples d’un sanglier farouche égaré dans une forêt et livrant un combat acharné face à une meute de loups ; cela ouvrit Ulrich à un sentiment neuf : le courage, courage d’accueillir le présent et aussi d’affronter l’incertitude future, bien loin d’une vie moderne planifiée.

Il n’en revenait pas. Etait-ce cela, la « nature », ce mélange de sauvagerie brute, de beauté aléatoire, de processus déréglés, de profusion minérale, végétale et animale ? Ce déferlement continu de formes et d’êtres vivants de toutes sortes ? Et cela sans planification, sans interaction stochastique, sans grand ordonnateur aux commandes ; également sans objectif clair, que de continuer à créer une éphémère beauté dans un monde inhospitalier. « La nature gagne toujours », répétait l’un des documentaires visionnés. Mais chaque créature finit toujours par perdre, pensa-t-il. Chaque élément de la nature est livré à lui-même, à une lutte pour l’existence presque désespérée, exprimant volonté de vie et de puissance, velléité de briser toute limitation et de dépasser son propre être, de se projeter dans l’inconnu, contre toute raison. Rien de plus différent de son monde à lui, où la souffrance était éliminée, la vie pacifiée et la production planifiée, toute concurrence ou rivalité entre les hommes empêchée, et pour finir la mort un épisode rationnel, rationnellement automatisé.

Mars, temps sidéral 2572-143

Le directeur de thèse, titulaire de la chaire de trans-philosophie, se voulait pédagogue, y compris à l’égard de ses chercheurs les plus éminents. Il se devait d’expliquer à Ulrich l’intérêt social bien pensé de la tâche qui lui avait été assignée.

« Votre recherche concerne les modes de vie primitifs qui ont précédé notre civilisation. On a peine à le croire, mais il fut un temps, bien avant notre vingt-sixième siècle, où l’on mangeait vraiment des aliments, des productions de cette nature, plutôt que nos comprimés vitamino-protéiques habituels si commodes. Où l’on élevait et consommait des produits vivants de cette mystérieuse nature : desanimaux, des bizarreries errantes et non humaines, des monstres résultant d’une évolution génétique multimillénaire erratique, et qui proliféraient de çà de là un peu partout. L’hygiène individuelle et la salubrité publique étaient déplorables, vous vous en doutez, et les épidémies dévastaient régulièrement la population. C’était avant que soit exterminée toute cette production imparfaite, du plus petit virus au plus grand mammifère.

L’Ordonnateur a estimé que votre étude avait une utilité sociale : celle de montrer à nos contemporains les énormes avantages de notre époque métamoderne en contraste avec les temps troubles qui l’ont précédée. Rien de plus. Jusqu’ici, toute information du passé concernant la nature leur a été cachée : il ne fallait pas susciter chez eux une nostalgie perverse d’autres temps, d’autres lieux, d’arrière-mondes impensables ou de paradis irrécouvrables. Ce que vous avez vu a pu vous déconcerter, mais ne vous laissez pas submerger par de bizarres idées : en cas de besoin reprenez quelques comprimés de superfluoxétine. »

Charon15, temps sidéral 2572-143

Les résultats de l’examen mené auprès du laboratoire spécialisé quant à son « affection oncogénétique » prétendument normale étaient indéchiffrables : ils comportaient des références informatiques que seuls les ordonnateurs de niveau supérieur auraient pu éclaircir, et les habilitations protomatiques d’Ulrich ne correspondaient pas à ce niveau. Il allait rester dans l’ignorance − une ignorance voulue par le système. Sur le trajet de retour vers sa base lunaire, Ulrich se plongea dans une longue méditation, événement peu banal pour lui, qui s’était toujours voulu un rouage docile et « socialement correct » d’un monde métamoderne libéré.

Ainsi, on avait décidé un beau jour que la nature était inutile, le progrès scientifique étant tel que tout ce dont l’homme avait besoin pouvait être fabriqué ou synthétisé à faible coût à partir des ressources minérales de la Terre, puis des planètes conquises par la suite. Conserver la nature dans sa sauvagerie ancienne aurait relevé d’une esthétique primitive bizarre, d’une faute de goût.

Mais procurait-elle une vie décente et digne, cette société productrice à foison d’hommes « sans qualité » comme lui, d’Ulrich des millions de fois clonés, fonctionnaires de la technique tous interchangeables, élaborés selon la volonté indéchiffrable d’un ordonnateur ? Etait-ce seulement un nom, « Ulrich2560Z » ?

La société humaine métamoderne s’était construite en opposition avec la nature, alors qu’il semblait à présent à Ulrich, contre tout ce qu’on lui avait inculqué, que l’homme était bel et bien partie intégrante de cette nature dont il s’était coupé par suite de désastres oubliés. La victoire écrasante du « monde de la technique », du progrès indéfini et de la raison instrumentale, s’était accompagnée d’une disparition du sens. Seule une farouche volonté de vivre persistait en l’homme, étrange anomalie − trop naturelle ? − dans un univers par ailleurs bien ordonné − artificiellement ordonné, s’entend.

Son cancer, ce mal intime qu’il avait dû par force s’approprier et apprivoiser, était-il si « normal », si… naturel, que cela ? Serait-il l’héritage d’un cataclysme planétaire ancien, résultant peut-être d’une guerre nucléaire globale, soigneusement occultée dans les archives ? Etait-ce plutôt une revanche ultime du naturel sur l’artificiel, un reste de sauvagerie dans un organisme bien réglé ? A moins que ce ne soit le stratagème d’un ordonnateur retors, acharné à mettre en dépendance ses sujets en leur imposant une pathologie chronique ?

Ulrich se prit à mettre en doute le bien-fondé de cet environnement si rassurant dans lequel il évoluait depuis l’enfance. Un vertige le saisit à l’idée que cet « horizon eudémonique » indépassable, cette « automation bienheureuse » dont le Supra-Etat rebattait l’oreille des cyber-citoyens dans les méta-médias, ne fût qu’un slogan vide, un mot-virus destiné à structurer l’esprit des gens, à leur éviter une recherche solitaire, aride et dangereuse, hors des sentiers battus.

Lune, temps sidéral 2572-150

« Vous avez reçu une convocation pour passage terminal au désintégrateur moléculaire » : le message administratif était clair, et authentifié en bonne et due forme par l’Ordonnateur. Une violente angoisse saisit Ulrich. Il avait beau avoir été formé très tôt, dès l’enfance, aux us et coutumes indiscutés de la société métamoderne, ainsi qu’à la normalité de la procédure de désintégration pour les personnes devenues « socialement redondantes », il savait ce que cela signifiait : que le Supra-Etat n’attendait plus rien de lui, qu’il avait accompli son « temps programmé », qu’il n’était plus bon à rien. Alors que dans la nature régnait la lutte pour la survie de tous contre tous, et donc la mort des uns au bénéfice des autres, la société humaine avait « humanisé » la mort en la ravalant au rang d’une procédure banale, une procédure terminale cependant, plus rapide et moins pénible que cette mort dite « naturelle » révélée par les archives, avec ses diverses pathologies et souffrances.

Ulrich allait-il combattre son angoisse (effet secondaire fréquent après une convocation terminale, signalé dans le manuel de procédure 38475) en prenant un comprimé de superfluoxétine ? Il hésita longtemps. Puis il décida, contre ses propres attentes, tel le courageux sanglier face aux loups, de faire face à la situation, d’affronter cette réalité inconnue, et d’entrer en pleine conscience dans ce passage crépusculaire, cet aboutissement incalculé. Il prit la navette magnéto-dynamique pour se rendre au centre du complexe lunaire, dans la section « utilitaires terminaux ».

Il réfléchissait tandis que le véhicule progressait entre les cratères et les crevasses séléniques. Au moment de devoir quitter cet univers artificiel et familier, inhumain et absurde, il se sentait comme possédé par la Nature, matrice englobante, foison et renaissance perpétuelle, lieu réel de dépassement de toute vie. Sa découverte lui avait ouvert un nouveau monde, une incroyable perspective, et lui avait en même temps révélé sa misère actuelle. La nature avait encore gagné, de façon posthume, par-delà les siècles, tandis que l’Homme, en s’en détournant, était allé jusqu’au bout d’une folie constructiviste. Pouvait-il, lui Ulrich, renouer, d’une façon ou d’une autre, avec une pratique naturelle, ancestrale, disparue depuis toujours ? Mais le retour à la nature était impossible, celle-ci ayant été abolie en apparence dans le monde connu. Ici ce n’était pas la nature qui « gagnait toujours », c’était l’ordre imposé par le Supra-Etat, une invention humaine antinaturelle.

Arrivé au Centre terminal, il introduisit sa convocation dans le lecteur optique et entra sans attente et sans regret dans la cabine du désintégrateur. Ce monde n’était plus rien pour lui, et n’avait jamais rien été. Puisse la Nature l’accueillir en quelque lieu qu’il dût se retrouver, par-delà ce monde !

 

L’Auteur:  Thierry Falissard, né en 1959, est un libertarien français vivant en Suisse. Ingénieur de formation (Ponts 81′), il a fait toute sa carrière dans l’informatique, en se spécialisant sur les mainframes. Il est influencé par Max Stirner, Arthur Schopenhauer, Ludwig von Mises, Murray Rothbard, David Friedman et par le bouddhisme. Il ne fait pas reposer le libertarisme sur la propriété de soi-même (circularité du concept) ni sur le libre-arbitre (concept métaphysique indémontré) ni sur une morale religieuse, mais sur le principe de non-agression, lui-même découlant de l’inaliénabilité de la volonté humaine.

 

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