Le Passe Muraille

La mort vivante à nu

   

À propos de Que ferai-je quand tout brûle ?  d’Antonio Lobo Antunes

par Hélène Mauler

Il est des livres que l’on aborde avec une gourmandise innocente et, au bout des doigts, sans savoir pourquoi, un picotement de curiosité intrépide, promesse d’envol et de grande évasion.

Et puis il en est d’autres dont se dégage, rien qu’à les feuilleter, une rumeur sourde, un souffle froid comme une lame, et cette tension pétrifiée, lancinante, qui est celle des chairs à vif: le dernier opus d’Antonio Lobo Antunes est de ceux-là.

C’est un territoire déchiré, aux rebords fracassés, qui s’ouvre sous nos yeux et se referme tout aussitôt, englouti par le ressac des souvenirs murmurés comme une supplique, des hallucinations incantatoires, du manque qui impitoyablement martèle le présent — manque de drogue, manque d’amour et de preuves d’amour. Un territoire sans repères, où le temps s’enroule plus qu’il ne se déroule, comme l’horloge d’une église qui « [remuerait] la nuit jusqu’à en oublier ses mains pleines d’oiseaux». Un territoire trop vide et trop plein à la fois, où le cri d’un geai se répercute à l’infini, où la parole divague de lèvres en lèvres, ivre de solitude et de souffrance, jusqu’au cri, jusqu’au murmure, jusqu’à l’anéantissement.

« Qui de nous deux raconte ceci papa, je crois que c’est toi, je crois que c’est moi, peut-être nous deux» : les mots s’égarent, comme s’égarent dans une réalité au dessus de leurs forces le jeune Paulo, héroïnomane en quête de survie, son père Carlos, «clown» travesti agitant ses falbalas dans les bars interlopes de Lisbonne, sa mère Judite, dont la vie se noie dans l’alcool et dans cette prière trop souvent murmurée: « reste avec moi Carlos, reste avec moi… ».

Les mots s’égarent, certes, mais sous la plume de Loba Antunes ils se lovent aussi tout contre l’âme, au plus près du doute, de l’aliénation, de la perdition. Et c’est peut-être toute l’implacable beauté de ce livre, sa violence aussi, que de nous donner à vivre cela, cette sculpture du langage au rythme de toutes les errances, cet enchevêtrement de flux mentaux noué à en mourir, passé, présent et avenir entre-mêlés.

On a déjà beaucoup écrit — et ici même — sur la technique narrative d’Antonio Lobo Antunes, sur ces «polyphonies » de voix qui se croisent et s’entrechoquent sans jamais se répondre, sur la disparition des points de sa ponctuation, sur cette forme du dialogue réduite à l’extrême — un tiret, un prénom comme une incantation, ou une promesse (« Je reviendrai »), un regret (« On ne voit pas l’autre rive, comme c’est dommage »), un espoir (« C’est beau, non ? »). Rien de plus. Comme un jeu de miroirs dans une chambre obscure, comme un écho qui se propage en cercles concentriques jusqu’à saturer l’espace, des solitudes se fuient et se font face, impuissantes, mais en attente. Et quand enfin une porte s’ouvre, c’est presque un soulagement que d’entendre «le gond du bas [qui grince], un petit gosier à l’intérieur de la charnière »…

Il y a de la brutalité dans cette écriture, une brutalité sans bavure, heurtée, stridente jusqu’au malaise — un rire par-fois. Pourtant, tout au bout de l’égarement, à l’endroit précis où se rejoignent l’impossibilité d’aimer et le désir d’aimer, le besoin et le désespoir d’être aimé aussi, il y a une douceur, un refuge où reprendre souffle, et des visages auxquels se raccrocher sans crainte de voir surgir d’autres visages: Madame Helena, qui « [sent] la friture, l’empois, la bonté», et que l’on peut regarder servir le dîner en rêvant de s’endormir sur son sein ; Monsieur Couceiro et ses souvenirs d’ancien combattant, Madame Aurorinha…

Qu’importe alors, sur le frigidaire, le regard narquois du petit couple de mariés rescapé d’une pièce montée, témoin d’un mariage illusoire, qui finira par voler en éclats comme le reste : il y a un espoir, même si c’est «un espoir accompagné d’une volée d’écrous dans un tunnel en zinc »…

H. M.

Antonio Lobo Antunes. Que ferai-je quand tout brûle ? Traduit du portugais par Carlo Batista. Christian Bourgois, 2003, 711 pages.

(Le Passe-Muraille, No 58, Octobre 2003)

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