Le Passe Muraille

La montée des insignifiants

À propos de la quantité noyant la Qualité,

(Éditorial de JLK)

La culture du livre est-elle en train de disparaître ? C’est ce que se demande V. S. Naipaul dans un entretien de ces dernières années, et la question nous semble sérieuse en dépit du véritable déferlement de publications auquel nous assistons. De fait, le paradoxe est là: plus on annonce la fin du livre, et plus celui-ci se multiplie et paraît toucher un plus grand nombre de gens. Naipaul lui-même, consacré l’an dernier par le Prix Nobel, aura-t-il jamais eu autant de lecteurs ?

A vrai dire, les chiffres de vente ne constituent pas le début d’une réponse. Que Naipaul soit plus lu du fait du Nobel est possible, mais que cela signifie-t-il en réalité ? Qu’en est-il de l’influence réelle des livres de Naipaul ? Y a-t-il l’amorce d’une discussion sur la lecture du monde faite par Naipaul, hors de cercles très restreints ? Des gens sont-ils encore prêts à se battre pour ou contre Naipaul ? Et, d’une façon plus générale, pour qui le livre est-il encore vital.?

Nous pensons qu’il l’est, encore, pour beaucoup de gens, ici autant qu’ailleurs, et c’est pourquoi nous nous opiniâtrons à publier Le Passe-Muraille. Le problème n’est pas, nous semble-t-il, que le livre dis-paraisse demain ou après-demain : le problème est que le livre risque de plus en plus d’être noyé par les livres. Le problème est que la seule recherche des « coups » devient l’élément dominant de la vie littéraire, avec le battage médiatique se concentrant sur les seules «stars », les bateleurs se substituant aux passeurs, Ardisson relayant Pivot, et Beigbeder surenchérissant en attendant que Loana s’en mêle – on peut rêver !

Lorsqu’un Philippe Sollers annonce, mariole entre tous, que son nouveau roman sera « un 11 septembre éditorial », il montre le chemin aux nouveaux cyniques qui désormais feront tout, et n’importe quoi, pour gagner en «visibilité».

Or, ce qu’on voit surtout, c’est la montée des insignifiants. C’est l’extension prodigieuse du bavardage, dont le dernier roman de Sollers est d’ailleurs le plus étincelant exemple. Ce qu’on voit, c’est la prolifération de ce que Céline appelait la «lettre à la petite cousine». Ce qu’on voit, c’est tout ce qui nous empêche, précisément, de voir le livre. Ce qu’on voit, c’est la jungle gagnant sur la clairière.

Car le livre n’est rien d’autre, et Naipaul est le premier à nous le rappeler dans son oeuvre de défricheur, qu’une clairière arrachée à la brousse – à ces ténèbres de l’imbécillité que Dante appelait la selva oscura…

JLK

(Le Passe-Muraille, No 54, Octobre 2002)

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