Le Passe Muraille

La mère de ma mort

Un inédit de Marcel Moreau

Je crois avoir beaucoup magnifié la vie, par mes excès en tout, et quelquefois sans le savoir. Même mes désespoirs en avaient l’acuité. Je me souviens de ce jour où, longtemps après le trépas de ma mère, il me sembla reprendre le chemin de son ventre, à l’heure de l’accouchement. Son utérus se rouvrait, j’en respirais l’odeur.

J’allais naître de son sang, de ses douleurs, de ses rictus, de ses contractions. Je serais de l’ultime et intime démesure de sa parturition. Peu importait qu’elle fût pauvre et humble. Par ses jambes écartées, en posture d’expulsion, elle était la plus grande, en tête des fécondées. Ses entrailles la plaçaient, l’instant d’une mise au monde, aux origines de ce monde. Le petit monstre barbouillé que la sage-femme brandirait sous ses yeux, ce serait moi et nul autre, une objection fragile et brutale au non-être.

La violence de naître appelle, chez quelques-uns, l’intensité de vivre. Bien des actes de ma vie m’ont fait tourner autour du centre puerpéral de la génitrice. J’ai été marqué par le mystère d’avoir vécu dans ce ventre et d’en être sorti. J’ai amplement honoré, inconsciemment sans doute, l’instinct qui m’a fait voir le jour. Je ne le pouvais mieux que par la recherche des sensations fortes.

Puis, il y eut cette inlassable mère de moi qui se nomme Ecriture. Elle avait un ventre, elle aussi. Souvent, ses gestations dépassèrent les bornes. Je l’avais engrossée de pensées haletantes sur toutes les questions qui se posent à l’homme. Il n’en va plus de même aujourd’hui. L’Ecriture reste féconde, certes, mais de quelque chose qui a le visage de la Mort. Cette future mère, énorme et inquiétante, ne transporte dans ses flancs que des discours stériles, mais martelés, qui enflent au rythme de ma fatigue d’exister. Et pourtant, elle a eu son embryon, et elle a son fœtus. Ce contre-enfant grandit, dans l’amnios, comme tous les enfants. Il se développe, il bouge, se pousse vers une issue aux allures de néant. Si l’Ecriture est ce ventre dont je parle, il est celui qui se fabrique les raisons qu’il me donnera de sombrer. Les contractions du verbe, ses spasmes, ses façons obscures de prendre toute la place, dont celle des passions, ne visent qu’à un objectif, m’obséder de ma fin. La Mère de ma Mort, désormais, c’est ce que j’écris. Telle est la Mère de ma Mort. On dirait parfois qu’elle prend son temps pour accoucher de ma disparition, qu’elle veut que le contre-enfant soit une sorte de… perfection. Ce qu’il me reste d’énergie et de sens poétique, elle les oblige à se fondre dans la noire et destructrice fécondité du texte, du «ventre textuel». Hélas, je crois bien que cet enfant, «ce contre-enfant», a été désiré. Quoi qu’il en soit, tous les indices concordent pour témoigner de sa fatalité. Il était contenu déjà dans les écritures du trop-plein vital et tragique. Au fil du temps, il a tout simplement monopolisé la matrice.

M. M.

Extrait de La Vie de Jéju, à paraître chez Actes Sud.

 

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