Le Passe Muraille

La Maison rose

Extraits d’un récit de Jacques Probst, comédien et poète.

Quelques notes de jour, quelques, notes de nuit, à propos d’alcool, à partir du 13 juin jusqu’à décembre 2004. J’aurai bu dans la journée et la soirée du 9 juin mes derniers verres de whisky et de vin. Ils furent nombreux, et tristement avalés après trente-sept ans de métier, quand boire est devenu un métier.

A Vassilikos sur l’île de Zakinthos, ta maison était en pierres dans un bain de citronniers. Sous les branches tombaient par dizaines dans l’herbe verte les citrons jaunes. Sur Zakinthos, tu n’as jamais vu l’ombre d’une vigne; c’est pourtant, jours et nuits, du vin que tu buvais jours et nuits du vin sur du vin cependant que sous les branches autour de ta maison par dizaines dans l’herbe verte moisissaient les citrons.

A Vassilikos sur l’île de Zakinthos, un banc de pierre est scellé au mur devant ta maison. Sous tes bras, aussi longue que le banc, une solide vieille table de bois: Sur elle sont passés bien des étés, et bien des hivers. Tu es devant la table jours et nuits sans jamais perdre des yeux le verre jours et nuits clignotant comme une lumière le verre plein, le verre vide, le verre plein… Ton verre. Toute la nuit passe ainsi ton verre plein, ton verre vide, ton verre plein… Mais dès le matin levé, c’est une autre affaire les bouteilles sont vides, reste à boire le fond de l’air. Tu te lèves du banc de pierre, et par un chemin de terre rejoins la terrasse à l’ombre d’un café mais ce méchant matin tu peux être sûr qu’on y dort encore: les volets sont clos, la porte ver-rouillée personne ici pour te servir un verre. Où vont donc chercher les gens tout leur sommeil ?

*

Ta main tremble, ta main tremble trop. Est-ce la peur du chaos qui pose tes lèvres sur le bord des verres ? Tu ignores tout du chaos. Est-ce la peur d’une rigoureuse et minutieuse organisation des choses ? Tu ignores tout de toute organisation des choses. La peu d’avoir peur débouche tes bouteilles, mais dis-moi: La peur d’avoir peur de quoi ? Réponds-moi. Tu balbuties, ta main tremble à nouveau avale un verre. Avales-en deux : ta main tremble trop.

Un vieux cheval tireur de charbon au fond des mines aveugle marche devant moi. Je mets mes pas dans ses pas. Il fait très froid quand on est sous la terre où c’est aussi profond que sous la mer. Laisse-là pour un moment ton charbon, vieux frère et viens-t-en boire un verre!

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Par les grands fonds sont des tavernes où l’on boit de noirs jus de seiche qui vous laissent ivre-mort après le naufrage bien après s’y être noyé.

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Donnez-moi si vous voulez la mer à boire mais surtout ne me donnez pas d’espoir : Je serais capable de le peindre en noir.

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Dans certaines aurores, après les larmes de la nuit ma table de bois surgit comme une planche rejetée de la mer.

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Tu es entré ce matin vingt-deux juin dans la maison près de la place Reverdin. C’est une maison rose où, avec le plus grand soin, on tentera de tuer ta soif et ton goût du vin.

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Tous ces beaux pulls blancs qui sont les miens où ne fleuriront plus les taches de vin… Quelle tristesse!
Des anges sans cesse rôdent autour de toi. Une à une tu arraches leurs plumes te les plantes dans l’cul et vas t’asseoir au bar du premier bistrot v’nu.

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Peu après le repas de midi j’ai vu de la Maison Rose une femme s’en aller. Elle aura cinquante ans demain et d’ici pas longtemps sous son bras une bouteille de vin à trois francs quatre-vingts. C’est pas cher, c’est du mauvais vin mais elle ne fera pas devant son verre plein très longtemps la fine gueule : Sa vie au fond de la bouteille est un otage, elle devra boire l’une pour sauver l’autre pour demain fêter ses cinquante ans de vie plus dure que du pain sec, bonne à jeter aux canards sur l’eau de l’étang. Puis aux poissons sous l’eau de l’étang. C’est une femme, elle aura demain cinquante ans, qui s’en est allée de la Maison Rose peu après le repas de midi.

*

Ce matin dans la Maison Rose, quand Sabine a demandé à Juliana:
— Comment réagiriez-vous s’il recommençait à boire ? Juliana a hésité, puis a répondu:
— Je crois que les bras m’en tomberaient. Tu as entendu Juliana dire ça, et tu as entendu ses deux bras tomber, entre lesquels te furent claires des nuits par milliers. Tu as entendu tomber par terre les bras de Juliana : Deux fracas.
Si tu rebuvais, la main de Juliana personne ne la prendrait, tombée avec ses bras. Alors tu as eu très peur, pour elle, de toi.

Après mon troisième refus devant sa troisième tentative de verser du vin dans mon verre, le type me dit:
— Tu ne bois pas d’alcool ?
— C’est ça, je ne bois pas d’alcool. Fallait-il répondre : Je ne bois plus d’alcool ?

*

Tous les trains ne sont pas bons à prendre. Des seuls où vaut la peine de monter on connaît l’heure de départ jamais les lieux d’arrivée. Ne t’avise pas sur le quai d’être en retard ou abandonne ton bagage devant la gare prends tes jambes à ton cou, ton courage à deux mains et jusqu’à bout de souffle pour-suis le train saute sur le marche-pied d’un wagon.
Ainsi les meilleurs voyageurs s’en vont. Ceux qui prennent en marche les trains ne connaissent ni l’heure de leurs arrivées, ni leurs destinations.

 

*

A quel moment sait-on que l’on est alcoolique, m’a-t-on demandé cet après-midi. Quand on commence à boire des p’tits verres un p’tit blanc, un p’tit pastis, une p’tite bière un p’tit coup, un p’tit dernier, un p’tit pousse-café. On peut en boire beaucoup, puisqu’ils sont p’tits. Ils sont p’tits, puisqu’on l’a dit. De p’tits verres en p’tits verres s’annonce la grande rivière un foutu rapide et des berges de son lit profond peu de branches sont tendues, auxquelles s’accrocher.

*

A Vassilikos sur l’île de Zakinthos, la mort à travers bien des nuits avait trouvé le chemin de ta maison. Elle avait souvent contre la porte frappé de sa main mais si timidement du bout des doigts tellement que tu ne l’as pas entendue. Mais si, au milieu d’une de ces nuits, malgré la porte close, elle était entrée par effraction, comment diable l’aurais-tu accueillie ? Aù. milieu de ces nuits, à bras ouverts, bien souvent. Tu lui aurais souhaité la bien-venue comme d’une dernière bouteille on tire le bouchon.

*

Ce lundi 12 juillet après le repas de midi, Céline, Elizabeth et Georgette, Patricia, Lara et Jean-Daniel, Alex et moi quittons la Maison Rose. Nos valises sont au bas de l’escalier. Dominique, Edith et Jeanine, et Nadia, Edith et Dominique, Idrissa, Alfonso, Gilles a Gérald sont restés. Leurs valises n’étaient pas en bas de l’escalier.

Le portail franchi, chacun va de son côté. Je suis sur le trottoir, mon sac à mes pieds; jeté sur le trottoir, et c’est l’été: au bord des rues, sous la pluie, brillent les terrasses des cafés.

J. P.

(Le Passe-Muraille, No 63, Janvier 2005)

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