Le Passe Muraille

La lumière des mots nus

   

À propos de L’Analphabète d’Agota Kristof

par Françoise Delorme

 

Les écrivains qui entrent dans une autre langue que leur langue maternelle, parfois, savent en découvrir l’extraordinaire précision, en exalter une transparence, sèche et abstraite, ascétique. Le présent de l’indicatif, par exemple, qu’Agota Kristof emploie presque exclusivement dans le court récit titré L’analphabète, puise dans la force des autres temps et modes, mais secrètement, souterrainement. Réciproquement, l’éternité romanesque, par la puissance charnelle de ce présent, s’installe dans cette autobiographie. Un arrêt éphémère sur chaque image succède à un autre, irrigué par le mouvement incessant de la vie qui anime l’écriture d’une densité quasi physique.

Ce récit évoque des moments les plus intérieurs, parmi les plus enfouis, les plus lointains et décrit en même temps la dureté d’un monde d’adoption qui ne fait pas que des cadeaux. Les trous de la mémoire et la misère de la vie réelle trouvent dans la simplicité drastique et la construction en courts chapitres leurs figures justes. Toute une existence s’incarne sous nos yeux dans la lumière pure d’un vocabulaire qui nous renvoie à nos émotions les plus fortes, douleur de la perte, de toute forme d’exil, bonheur de prononcer et souvenirs d’enfance clairs ou obscurs, dans lesquels un peu de chaleur a subsisté et réchauffe encore peut-être cet écrivain dont la souffrance s’est par-fois transformée en amertume. Mais ce n’est pas elle ici qui gagne, plutôt le défi, celui d’écrire dans cette nouvelle langue, d’écrire dans et pour ce nouveau pays pas toujours accueillant, mais suffisamment pour que reste réveillé le puissant désir qui anime Agota Kristof, désir dont ce livre témoigne comme une pierre lumineuse aux arêtes vives.

L’enfance en Hongrie, l’internat, la mort de Staline, le passage de l’Est à l’Ouest, la perte des illusions, la difficulté d’être dans le déroulement d’une vie monotone, l’urgence d’écrire, les manuscrits qui attendent, la découverte du théâtre, la persévérance qui porte ses fruits, tout est conté dans ces quelque cinquante pages.

Lire, écrire, deux facettes d’une même passion. Le livre commence par ces mots : Je lis et se termine par : J’écris. Ou plus exactement : «Ecrire en français, j’y suis obligée : c’est un défi. Le défi d’une analphabète.». Parce que l’homme est d’abord un être de parole le sujet principal de L’analphabète est le rapport à la langue, aux langues : le hongrois, langue maternelle, s’éloigne dans le passé, l’allemand, le russe et le français sont dénommées «les langues ennemies ». Agota Kristof rejette les deux premières et le français, peu à peu, devient une langue d’adoption aux lois de laquelle les aléas de l’existence obligent à se plier, ce qui ne se fait pas sans mal.

Oui, car ce récit est celui d’un arrachement, un arrachement qui dissocie dans l’être les sensations et le langage. Douleur si intense qu’elle irradie le moindre nom, le verbe le plus ordinaire, qu’elle diffuse dans chaque phrase. Cependant, n’est-ce pas, en plus difficile car frayé dans tous les aspects de la vie, l’imaginaire comme la réelle, le chemin ardu que doit prendre et tracer tout écrivain ? Bien sûr, mais paradoxalement, celui qui écrit dans sa langue doit briser ses attaches pour mieux se réenraciner, pour mieux renouer avec sa propre langue. Ici, l’instant où un langage singulier rapproche, relie enfin les sensations et les choses, reste suspendu dans l’inconnu, dans le vide. Les mots y brillent chacun d’un éclat aigu, les phrases se détachent les unes des autres et du blanc de la page : elles montent jusqu’aux yeux, sans fard, lumière vivante, solitaire et sûre.

Qu’un si court récit nous soit donné d’une vie par la mise en oeuvre si intense des mouvements les plus infimes ou apparemment anodins de la langue et que rien ne semble y manquer tient du prodige, le miracle d’une langue vraiment réinventée…

F. D.

Agota Kristof. L’analphabète. Editions Zoé, 2004, 60 pages.

(Le Passe-Muraille, No 62, Octobre 2004)

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