Le Passe Muraille

La fin d’un homme

Sur Les foudroyés de Paul Harding

par Claire Julier

George Washington Crosby va mourir. Il est tel un naufragé, échoué au milieu du salon sur un lit médicalisé de location, entre douleur et sommeil, hallucinations et souvenirs. Un courant d’air se glisse par la fenêtre. Ils sont là, tous — ses filles, ses petits enfants, sa femme, sa soeur. Ils se relaient sur le canapé, la causeuse, les chaises apportées de la cuisine. Leurs voix chuchotent, bavardent, houspillent. Entre deux passages, ils vont parfois dehors jouer à la pétanque. Lui est « sur un tas de ruines », regardant les nuages qui dégringolent sur sa tête, observant la mort qui avance et qui, avant de le prendre, lui offre en cadeau des souvenirs dans un ordre sur lequel il n’a aucune prise. Et les heures sont décomptées, précises, scandées par une horloge identique à celles qu’il réparait. Le passé, lui, affleure à la conscience, rythmé par des bruits familiers, les odeurs fortes de la nature, les objets qui s’animent, rappellent par leurs sons des instants d’avant, éveillent des secrets en-fouis. Sa mémoire remonte le temps, les générations, parle de l’amour inavoué de père en fils mais de cette assurance de l’amour et de douleurs indescriptibles, car comment décrire si ce n’est dans un style imagé le trop plein, les peurs, la folie, les crises d’épilepsie.

La cariole aux trésors

George remet ses pas dans les pas de son père — Howard Aaron Crosby — vendeur itinérant dans les campagnes du Maine. La mule, Prince Edward, tirait une carriole à tiroirs pleins de brosses, savons, boutons, clous, bijoux de quatre sous, objets de pacotille, un homme à tout faire mais surtout à bien faire, à rendre de petits services dans cette campagne isolée, à accompagner les douleurs des uns, à bercer les misères des autres et qui habillait la vie de poésie, lui qui « par accident de naissance, goûtait à la matière crue du cosmos », qui était écartelé de l’intérieur par la foudre et qui, entre deux crises, entrevoyait ce qu’il y avait de l’autre côté; ce père qu’il avait voulu quitter à douze ans à cause de trop d’amour, de trop de haine non-expliqués et qui s’était effacé volontairement de sa vie, sans oublier de venir lui dire au revoir un soir de Noël bien des années après. « Il se souvint de la façon dont tout le temps séparant le garçon de douze ans qu’il avait été et l’homme mûr, le mari et le père qu’il était de-venu s’était soudain contracté, réduit à rien, quand il
avait reconnu sous les traits du vieil homme debout sur le seuil, son père. »

Un livre bouleversant

Plus la mort approche, plus toute sollicitude humaine devient insignifiante. Restent encore et encore les visages d’avant — ceux qui ont encadré l’enfance – les récits d’histoires plus anciennes qui auraient pu être dites si l’on en avait eu le temps et qui auraient pu être des pistes d’explication. Il n’était jamais venu à l’idée d’Howard de parler de son père, un pasteur presbytérien — étrange et doux – dont la présence devient de plus en plus floue et qui lui en premier s’était effacé, désagrégé du monde : « Tes ma-tins froids sont remplis du chagrin qui te vient à l’idée que, quoique nous soyons peu à notre aise, ce monde est tout ce que nous avons, qu’il nous appartient mais qu’il est plein de discorde, et qu’ainsi nous ne possédons jamais rien d’autre qu’un peu de discorde ; et pourtant c’est toujours mieux que rien, n’est-ce pas ? » Premier roman, prix Pulitzer 2010, Les Foudroyés est un livre bouleversant de vie. Sous les mots percent l’émotion, l’admiration, la reconnaissance pour ces fantômes — père, grand-père — qui ont transmis l’amour d’être dans le monde, d’habiter une terre vivante. Ils « savent l’essence véritable, la recette secrète de la forêt, de la lumière, de l’obscurité, » faisant oublier la rigidité du désamour maternel, la froideur des silences, l’incompréhensible de la maladie — celles qui font peur. Paul Harding touche du doigt ces liens qui brisent et éclairent le coeur.

Claire Julier

Paul Harding, Les foudroyés, traduit de l’américain par Pierre Demarty, Cherche-midi, 2011, 186 p.

(Le Passe-Muraille, No 88, Avril 2012)

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