Le Passe Muraille

La dernière révérence du commissaire

 

Sur Le retraité, polar posthume inachevé de Friedrich Dürrenmatt,

par Patricia Zurcher

À quelques heures à peine de sa retraite, le commissaire Höchstettler, de la police cantonale bernoise, ne reprendra pas le chemin du bureau. C’est qu’il est tout occupé, ce matin-ci, à divorcer de sa septième femme, un divorce de plus dans la longue série qui lui a valu de rester commissaire toute sa vie, moralité oblige…

Dans son dernier roman policier, Der Pensionierte, qui paraît cinq ans après sa mort et dans une version inachevée, Friedrich Dürrenmatt raconte les dernières heures de service d’un commissaire décidément pas comme les autres, une réincarnation du commissaire Bärlach qu’il créa dans les années cinquante.

Grand amateur de femmes, de nature plutôt taciturne, esprit critique et sceptique s’il en est, Höchstettler a tout pour déplaire à ses supérieurs. Et son départ à la retraite sera à l’image de sa carrière: une interprétation très personnelle du rôle qui lui est imparti. En effet, après avoir, durant toutes ses années de service, laissé filer volontairement le dix pour cent des petits escrocs qui ont croisé son chemin, ce qu’il considérait comme son devoir moral, Höchstettler décide de rendre visite à tous ses graciés en guise d’adieu à la profession. Du peintre génial de faux Hodler aux ingénieux voleurs de coffres-forts, en passant par la putain généreuse et l’aubergiste qui s’est fait un nom sur le dos de son assurance incendie, c’est tout un petit monde – terriblement plus attachant, plus honnête, plus heureux et plus respectueux de son art que bien des citoyens – qui va défiler sous les yeux du vieux commissaire.

Stylisé à l’extrême, construit comme un conte moral détournant tous les clichés du genre tout en se jouant de ceux du roman policier avec un plaisir non dissimulé, le récit se termine sur la désignation des véritables criminels de la société du XXe siècle: les terroristes, les dealers, mais surtout ceux qui détiennent le pouvoir et l’argent et dont les méfaits se déroulent dans une ambiance des plus feutrées…

Si Dürrenmatt n’a pas achevé ce roman qui reprend ce qui fut l’un des fils rouges de toute son œuvre, le thème de l’imperfection des lois, de la différence entre le droit et la justice, et du rapport entre le crime et le châtiment dans un monde foncièrement amoral, c’est sans doute que les éléments qui auraient dû y figurer ont passé dans d’autres œuvres rédigées en parallèle, Justiz (1985) ou Durcheinandertal par exemple (1989). Quoi qu’il en soit, le volume qui vient de paraître chez Diogenes et qui rassemble le texte de la dernière version (juin 1979), un fac-similé du premier manuscrit (1969), un fac-similé du tapuscrit avec corrections manuscrites de l’auteur (mai 1979), ainsi qu’une excellente postface de Peter Rüedi, constitue un hommage de taille à celui qui fut l’un des plus grands provocateurs de son pays et qui rira sans doute, là où il est, de voir édité en si grande pompe ce texte abandonné en cours de route…

Patricia Zurcher

Friedrich Dürrenmatt, Der Pensionierte, Diogenes, 1995.

Le Retraité, traduit de l’allemand par Etienne Barilier, 1996. Zoé, 1996. 

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