Le Passe Muraille

La dame assise

Edward Hopper

 

Poème inédit de Fabrice Pataut

1

Le lieu importe peu, disons le train de Salamanque.

Ici, autre part… C’est égal.

Celle que nous voulons fait tout.

Rigide et feutrée ; neutre, intacte, de la couleur du blé.

Naviguant au compas, elle s’est tue

Hier, devant le fait que les morts étaient nus.

La voici : les cheveux rassemblés, la nuque découverte,

Le dos droit, les doigts gourds.

Nous avons un devoir, soldats sur la banquette :

Retenir chaque mot, doux et pesé

Qu’elle dit pour notre bien.

Que les héros, aussi, s’attachent à son destin

Et tissent de leurs doigts en vue de ses vieux jours

Un bonnet, une écharpe à passer le matin.

Elle bouge peu, pourtant, mais n’est jamais trop lente.

C’est tout en apparence que la vapeur à chaque mot s’enfuit.

L’ancien port, le vent froid, le bruit : tout dit son innocence,

Et les vagues qui mouillent la route parallèle

Jusqu’aux rails d’acier empruntés par le train

Se gardent d’en rien toucher,

Préférant là aussi remplir le bon fossé

Comme autrefois l’ennui remplissait le chagrin.

Chacun de ses mots, difficile, enchâssé dans un autre

— Plus simple cependant, parfois même moins court —,

Recèle une anagramme, un dicton, un adage,

Quelque forme ou manière appuyée de discours,

Une parole éteinte au parfum de citron,

Qu’elle mâche sans trop de bruit de ses dents rectilignes

Pour offrir et reprendre, tant elle sait mal donner,

N’ayant jamais reçu, ni aux quais, ni en ville,

De mots qui mettent l’espoir au bout du nez,

Quand sans homme ou époux,

Ni parent, ou enfant, pas même dissipé,

Elle va.

Un coup devant, un coup sur le côté,

Errante et ballottée, selon l’humeur de la locomotive,

Le cahier de son fils sur ses genoux posé.

 

 

2

Le train, au sec, coupe la plaine en deux,

La viande dans le sac rend une odeur fétide.

Un portique, un hangar, un balcon :

Les pendus, sans rancune, se plaignent de moisir,

Qu’un sort leur est jeté, que la pluie les nettoie

Alors qu’ils sont bien propres. Qu’on les regarde, aussi,

Aller sans but au vent, qui pue tout alentour,

Fort et sans trêve, soufflant depuis la fosse où ceux d’avant reposent.

La dame assise va pour faire un geste. Puis non.

Nous l’avions cru, c’est tout. Voilà qu’elle le retire.

Ou mieux : il n’était pas.

Lisbonne est loin déjà. Seul un effort nous dit

Qu’hier nous descendions à grands pas

De la Ville Haute vers un café du quai,

L’odeur si grasse à l’intérieur, de sucre et de sueur et d’aspic,

Que nous avons couru vers la mer à Bélem

Pour respirer, tout simplement, toucher l’eau du bout du pied,

Retirer nos chapeaux, voir le vent sous les jupes.

Il y avait un chat que nous avons nourri,

Sur trois pattes, élégant, tout maigre et tout pelé

Sans la chaleur du lit, à l’iris si laiteux

Que McNeice par pitié l’a posé dans sa main

Immense et couturée, sans l’index qu’il nous faut

Pour passer les boutons et fermer les manteaux.

Et puis à Salamanque, la plaine loin derrière,

Nous avons visité l’église Saint Martin.

« Comme à Venise ! » a fait McNeice avec son grand sourire

« Où le jour des enfants, j’ai connu Rebecca,

Quand partout dans la ville en tapant sur du fer

Ils partent célébrer le Saint venu de Tours.

Qu’on leur donne une pièce et la clameur s’arrête.

Ils courent au chaud ensuite, manger une brioche

Décorée d’angélique, tandis qu’une volée de cloches

Dit qu’il faut se coucher.

Sa chair était si blanche lorsqu’elle est apparue,

Sous la lune pâle qui baigne l’Arsenal,

Que j’ai baisé une porcelaine, fine à la façon de Meissen,

Aux petites dents roses, félines et pointues.

Elle avait un fil de soie autour du cou, sous lequel j’aimais glisser l’index perdu

Et Rebecca, chatouilleuse, riait de bon cœur. Ses petits seins étaient heureux,

Son ventre, je m’en souviens, je le touchais avec bonheur, tout creux et fier et palpitant.

Ses dents — l’ai-je dit ? — m’ont mordu.

Elle avait du Delft ancien dans les veines, et les jolis pieds plats

De la famille Dariarini. »

Après sur le parvis — nous sortions — la dame assise était là

En bas des marches, son cahier dans les mains.

McNeice ne voulait rien entendre. Il a pleuré et dit — non — récité :

« Rebecca m’a écrit qu’elle voulait que je vienne

À la prochaine poste, j’enverrai mon courrier

À quelques mois d’ici, je suis prêt à parier

Que nous nous reverrons et qu’elle sera mienne »,

Puis s’est tu.

Hé ! Ho ! McNeice, quels mauvais vers !

Pourquoi jeter ainsi ton amour aux orties ?

Sur quoi, nous sommes tous repartis vers la gare

En comptant les pendus, nos manteaux sur le bras,

Rêvant — quoi d’autre ? —, oh, mais d’un lit.

 

3

À Burgos, où même les nuages lourds avaient l’air rectilignes

Et les rideaux tirés l’esprit de contradiction,

Où sans foi ni raison, rien d’humain, par le front

Ou le cœur, n’arrivait à hauteur d’homme, pas même du moins digne,

Nous avons campé à l’auberge.

« Campé » est bien le mot, car point de lit, ni de drap ni de paille

Et tout à ciel ouvert, sans bruit, sans mot, sans faille,

Une perfection scénique, une sonorité fatale.

Électre muette, Oreste qui ne vient pas, nous couchés dans la cour

Et à l’étage les propriétaires qui boivent leur vin,

Jettent les os dans la corbeille avec rien pour le chien.

Le matin, qui s’était levé tôt,

McNeice – lui, encore – est monté.

La porte, hors de ses gonds, s’effondre sous son pied.

Il traîne la femme aux fourneaux, qui sitôt nous prépare

Des agapes de roi.

Une pintade, du lard, des miches de pain noir,

Trois litres de café,

Des omelettes avec tant d’œufs que la poêle en déborde.

Son ami – le meilleur –, en partant

Pour tout remerciement et oser ce qu’on a dit à McNeice de ne jamais,

                                                                     mais vraiment jamais faire,

Pisse contre la porte en bois, longuement, d’un long jet, sans soupir,

Les yeux tournés vers la poignée en cuivre,

Et toujours ce silence exsangue de Burgos qui rêvait

Non pas de vivre,

Mais de périr.

Burgos ? Ah ! Si partis de là nous étions revenus

Achever ce que la dame assise

Avait prévu pour nous,

Venger son fils.

Si nous avions… Sans délibérer, par instinct,

Sans le cuir des bottes ni le feutre des gants,

À mains nues…

Mais non.

Nous sommes si peu, quelques regards suffisent

Et nous savons à quatre ou cinq que cela ne se fait.

Il faut aller devant,

Les bêtes au dehors le confirment.

Devant, toujours.

Sans retour.

Et le Nord qui nous guette de la plus haute tour

Comme un très jeune roi de nouvelles conquêtes,

Sent plus mauvais encore

Que toute la péninsule.

 

4

Hélène — c’est son nom — au wagon-restaurant

Observe le souffle qui de biais

Soulève la nappe empesée

Jaunie aux coins.

Tendue, non point froissée,

Tant on a tardé

À servir ce repas promis depuis l’aube.

Le nombre d’années qu’il a fallu

Aux invités – ils sont deux – pour prendre

Le couloir qui mène à cet endroit,

Est considérable,

Si bien qu’on vient de la remettre en tirant dessus

Pour qu’on la pense aussi neuve qu’avant.

Il faudrait s’y rendre (pour ainsi dire)

Chiffonner le tissu.

Mais le souffle suffit,

Qui fait de petits plis,

Comme sur l’eau

L’oiseau qui fuit.

 

Hélène, éprise de ce détail,

Raconte l’histoire

Qu’elle voudrait appeler, justement, L’OISEAU.

C’est décidé, voilà son titre.

Elle la dira au capitaine

Le temps que nous lavions nos chaussettes

Avec les siennes

Dans le lavabo du couloir où traîne un savon gras.

« Voici, avoua Hélène, comment les choses se sont passées :

J’étais à Nantes, au port, pour secourir mon frère,

Lui dire de rester. Mais il a refusé

Sans malice et m’a dit :

(Elle attend — c’est un tunnel —

Et au sortir, change de titre pour L’ÉPERVIER,

Vous verrez pourquoi, c’est précis.)

Hélène, c’est un amour bien jeune

Que le nôtre. 

Vous ne voudriez pas 

Qu’un apôtre

De quelque foi, 

Bonne ou mauvaise,

Nous punisse de cela dans nos vieux jours. »

Frère et sœur ont goûté ensemble à même le pot

Une confiture de sureau, douce et maternelle.

La gelée de pommes, chez eux, annonce le malheur.

Leur père en est mort en tombant de l’échelle

Le jour de la cueillette.

D’un seul coup de cuiller

On la porte à sa bouche.

Elle prend le goût du fer,

Et ne rend point de son,

Contrairement aux glaives

Qui tournant d’autres fruits

Dans de vastes bassines

Taillent des mots méchants

Faits du même alphabet,

Parfois bien moins amers,

Ou alors des fèves d’Orient

Qui donnent bonne mine.

Le pain sans beurre,

Étourdi de sucre chaud,

Tend ces fruits cuits

Et sa mie bien fraîche

Vers la bouche d’Hélène,

Chaque été quand elle revient,

Sauf pour celle de sureau, qu’ils suçent avec l’index

Dehors, à deux, debout l’un contre l’autre.

La dame assise rit

De nous voir si émus

Par ce discours au capitaine.

Elle avise nos effets

Qui gouttent dans le filet

Comme une plaie qu’on draine.

Helène

Est revenue de tout.

Elle en oublie le vide

Sous son siège,

Où roulent en diagonale les oranges

Des garçons turbulents,

Son fauteuil aux accoudoirs usés,

Curieusement humain lui-même

À force de porter

La pauvre offrande

De tous ceux,

Pareillement honteux,

Qui, partis de chez eux

Fêter quelque deuil

Provincial et secret,

Sont venus s’y asseoir,

Ont posé leurs paquets.

Le fauteuil – je disais – la reçoit.

Hier au même endroit

Gisait un fantassin.

Amputé par le bas,

Posé sur le coussin.

Dressé pour vaincre,

Sans but et sans ordre,

La mine triste,

Et de beaux yeux clairs maintenant couleur de schiste.

 

Si les morts pouvaient rire,

Pense Hélène,

Et dans quelque navire

Oublier leur peine,

Ils partiraient pour Anvers ou Hambourg,

Loin d’ici par la mer, sans espoir de retour

Ni regret pour la terre.

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