Le Passe Muraille

La ballade de l’Indien

Un récit inédit de Philipe Banquet

Seize ans, les cheveux aussi noirs que ses yeux, la peau mate, toujours vêtu d’un tee-shirt noir et d’un jean, c’était l’Apache. Je n’ai jamais su son prénom. Son surnom suffisait à tous et à lui-même. Cet été-là, il avait pris domicile chez l’un des jeunes du village. Il dormait dans la grange de son ami, sur un vieux matelas. Il venait des environs, on ne savait pas trop d’où ; de toutes façons il n’était de nulle part, un Apache perdu en plein Bourbonnais, étranger total et définitif.

Il passait ses journées à traîner avec une demi-douzaine d’adolescents, calmes, amateurs de balades sans but, de djembé et de cannabis. Je les côtoyais dans les gorges, au bord de la rivière, ces gentils rêveurs pour qui j’étais un élément du décor. Si je les croisais en passant sur le chemin, nous échangions un salut, parfois quelques mots. Quand je pêchais non loin d’eux, je pouvais les observer, assis autour d’un feu minuscule, faisant circuler ce que je considérais officiellement comme une grosse cigarette. Il leur arrivait de venir assister de plus près à ma « non-pêche », je ne prenais jamais rien ; ils se posaient sur l’herbe ou sur un rocher, l’absence quasi-totale d’événements dans mon immobilité de pêcheur leur convenait tout à fait.

L’Apache était différent.  L’indolence qu’il partageait avec les autres était chez lui passagère. Dans la journée, il se chauffait lentement, comme un chat, s’imprégnant d’une énergie subtile, douce, presque soyeuse. Puis, le soir venu, il commençait à la brûler, il rayonnait d’un éclat diffus, léger, mais de plus en plus manifeste comme la nuit s’avançait.

Il fréquentait le bar des jeunes, mais il parlait peu, de choses anodines et il buvait très modérément. Une bière lui durait des heures, il ne semblait jamais la toucher, même si le niveau du liquide dans son verre baissait peu à peu. Il restait immobile, assis ou debout au comptoir, parfaitement égal à lui-même. Le ballet des adolescents autour de lui contrastait avec son impassibilité, qui n’était pas cependant de l’indifférence. Il avait un sourire presque imperceptible mais d’une étrange douceur, comme s’il acceptait le monde dans son intégralité.

Les garçons l’aimaient bien, il fascinait les filles. Vraiment. Cette particularité fondamentale lui valait des jalousies secrètes. Il ne cherchait rien pourtant, ni à gagner la sympathie des uns, ni à séduire les autres. Mais elles ne pouvaient s’empêcher de se confronter à lui, de s’approcher pour lisser leur beauté contre la sienne, comme deux pierres, la première petite et vive provoquant l’étincelle sur la masse dure et intègre de la seconde. Son regard surtout les captivait, les capturait. Elles venaient s’attacher à lui, de leur plein gré. Au petit matin, il regagnait sa tanière avec l’une d’entre elles, celle qui avait su patienter, s’extraire des contraintes extérieures, résister aux rappels de la raison.

C’est ainsi que la fille du menuisier rentra chez elle par une fin de matinée, ébouriffée, les yeux encore plus bleus que d’ordinaire. Elle traversa lentement le bourg, transfigurée. Je l’ai croisée ce jour-là. Sa beauté adolescente irradiait ; elle me salua sans me voir, son sourire dansant dans l’air derrière elle. Je compris aussitôt que je venais de croiser l’amour, cet amour irréel mais parfaitement véritable qui peut illuminer une jeune vie de seize ans. Je compris tout aussi instantanément que de gros ennuis se préparaient. Ce n’était certes pas son fiancé officiel, le fils du charpentier, qui avait pu provoquer cet état. Jérémie était un très gentil garçon, calme, sérieux, avec un peu de prétention justifiée à ses yeux par sa corpulence et son statut social. Ils se fréquentaient depuis toujours et il était convenu de tout temps qu’ils se marieraient, dès l’âge légal atteint. Cette planification tranquille ne pouvait déclencher aucune transe. Non, la belle Mathilde avait déraillé et, quand je vis l’Apache, quelques minutes plus tard, entrer chez la Mimi pour y prendre son café du matin, je tins de quoi boucler l’affaire. Ou du moins son acte un.

* * *

Le soir tomba pour lever le rideau du drame. Cette année-là, le bar qui avait la faveur des jeunes était celui du haut, chez les Loiseau. Ce couple sympathique de quadragénaires gérait au mieux l’établissement, café à toute heure, restaurant le midi. Ils maintenaient avec gentillesse et habileté une ambiance chaleureuse, festive sans excès. Il leur fallait de l’expérience et du doigté, car il s’agissait de protéger les plus jeunes sans rebuter les plus âgés ; la gestion des boissons alcoolisées ou non, selon les clients, était primordiale. Heureusement les structures des groupes de jeunes protégeaient des abus. Organisé implicitement par catégorie d’âge, chaque ensemble interagissait avec les autres, soumis à des règles non écrites mais strictes, à base de respect et d’initiation progressive. Un adolescent qui aurait brûlé une étape aurait été très vite remis dans le rang ou carrément exclu de la communauté.

L’Apache n’était pas venu. Il avait commis un crime de lèse-majesté en détournant la plus jolie des villageoises de l’avenir prévu pour elle. Les copains de Jérémie, plus que lui peut-être, ne pouvaient l’accepter. On ne pouvait tolérer qu’un étranger vienne perturber le bon ordonnancement des choses. Chacun craignait secrètement pour lui-même, si ce type avait séduit Mathilde, quelle fille pourrait lui résister ? Car Mathilde était, depuis l’enfance, l’inaccessible merveille, la plus désirée, la plus fantasmée des filles, si charmante, si sage aussi. Le fracas de sa trahison avait ébranlé les fondations du monde, il exigeait réparation.

Voilà pourquoi, ce soir-là, régnait une atmosphère de violence collective. Je ne sais pas s’il s’agit de la contagion culturelle du cinéma et de la télévision ou d’un phénomène commun à toute société, mais je ressentais physiquement cette sensation d’un lynchage possible. Les garçons discutaient entre eux, en groupes compacts refermés sur eux-mêmes. Les filles chuchotaient, échangeaient des regards furtifs, des petits signes. Moi, au comptoir, je me sentais exceptionnellement isolé, enfermé dans ma condition d’adulte ; tout grouillait autour de moi mais j’étais comme cloué sur place, immobilisé par un consensus unanime : ce qui se tramait ne me regardait pas.

Quand l’Apache entra dans le bar, de sa démarche habituelle, calme et souple, le silence se fit total. Temps suspendu, focalisation de tous les yeux. Jérémie était assis à une table, au fond, en compagnie de cinq ou six supporters. Après quelques secondes, il se leva. Ses copains voulurent en faire autant mais, d’un geste de chaque bras, il les en dissuada. « Il est à moi » déclara-t-il en marchant pesamment vers l’entrée de l’établissement. Tous les regards avaient pivoté vers lui, il était l’unique mouvement. L’Apache le fixa, un court moment, puis il se retourna et sortit dans la rue. Jérémie le suivit, personne d’autre ne bougea.

Nul ne vit quoi que ce soit, certains prétendirent avoir entendu quelque chose, mais tous purent admirer le nez sanguinolent de Jérémie quand il rentra, quelques minutes plus tard, dans la salle du café. La masse rouge de son appendice nasal prenait déjà des reflets bleu-violet, le sang coulait sur sa bouche et son menton, il se tenait le bas du visage avec la main et ses yeux étaient presque révulsés. Ses copains se précipitèrent, quelques filles jouèrent les infirmières. Il se retrouva assis, la tête maintenue en arrière, un mouchoir sur la figure. Les autres avaient jailli dehors, une dizaine de gaillards, courant dans tous les sens, mais l’Apache avait disparu. On patrouilla les rues obscures, la plupart pour dénicher le fuyard et le ramener pieds et poings liés, d’autres – moins nombreux, pour l’aider dans sa fuite. Pas moyen de mettre la main sur lui.

Dans le bistrot, Jérémie avait retrouvé ses esprits. Furieux, son nez couvert d’un bandage approximatif apposé par la patiente patronne, il ne cessait de répéter son histoire. Il avait été pris en traître ; alors qu’il ne cherchait qu’à discuter, l’Apache l’avait frappé par surprise, un coup violent en pleine face, dans le but probable de le défigurer. Il avait certainement le nez cassé, l’autre devait porter un poing américain ou pour le moins une bague en acier. Mais ça ne se passerait pas comme ça, dès demain il allait porter plainte ! Force resterait à la justice, le maudit traître serait condamné, mis en prison, et il devrait rembourser l’opération pour son nez, avec des dommages-intérêts, il n’aurait pas assez de toute son existence pour payer !

Ses copains, de plus en plus nombreux autour de lui à mesure que le temps passait et qu’ils rentraient bredouilles de leur chasse à l’homme, le pressaient de prévenir les gendarmes. Mais Jérémie refusait avec obstination de déranger la maréchaussée. « Le salopard a décampé, il se terre probablement dans les bois, on le retrouvera demain, au jour, quand il cherchera à regagner son territoire. » Cette modération me paraissait sage, mais je ne disais rien. Tout de même, je ne pouvais m’empêcher de penser que ce drame, qui avait failli prendre une dimension digne d’Homère et d’Eschyle, virait doucement à la farce, ce qui me semblait à tout prendre préférable. Heureusement la bonhomie villageoise produisait ses effets.

* * *

Il n’y eut pas de plainte, pas de gendarmerie, pas de procès, ni prison ni dommages et intérêts. La vie reprit son cours, si ce n’est que la jolie Mathilde n’épousa pas le gentil Jérémie. Elle quitta bientôt la région pour s’installer à Paris. Jérémie en épousa une autre et reprit l’affaire familiale.

Un jour que j’avais fait le plein à une station-service isolée, quelque part au bord de la nationale, alors que, pour payer, je tendais ma carte bancaire, de l’autre côté du comptoir un homme en bleu de mécanicien, les mains abimées et tachées de cambouis, la prit maladroitement pour l’insérer dans le lecteur. Je regardai son visage fatigué, marqué, ses yeux très sombres enfoncés dans les orbites, les cheveux clairsemés mais encore bien noirs : l’Apache. Il ne me reconnut pas.

Tout était si loin, qu’y avait-il de commun entre cet homme et le rebelle d’autrefois ? La perfection de ses seize ans avait disparu, inéluctablement. Je m’en sentais dépositaire, était-ce la beauté d’un être à son apogée ou simplement celle d’un instant devenu inaccessible ? Je ne dis rien, repris ma carte bancaire et regagnai ma voiture.

Les Indiens de nos rêves ne vieillissent jamais.

@Philippe Banquet et Sandra Langer

 

1 Comment

  • Adriana Langer dit :

    Très beau texte, nostalgique et léger à la fois, comme une aquarelle précise et délicate.

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