Juan Carlos Onetti en ses ruines, ses rêves et ses moires
À propos de Laissons parler le vent, entre autres livres de l’écrivain légendaire,
par René Zahnd
Un jour, on ouvre un livre et tout aussitôt la première phrase s’enroule autour de l’imaginaire. Les pages et les chapitres défilent, une nourriture pénètre dans le corps. A la fin, le crâne encore tumultueux d’émotions, de personnages et d’histoires, on se dit que cet écrivain-là, il faut le lire de a à z et dégager dans la bibliothèque encombrée la place pour conserver ses livres, avec rang de trésors. En l’occurrence, ce sera à la lettre O, comme Onetti, Juan Carlos de son prénom.
Né en 1909 à Montevideo, mort 85 ans plus tard en exil à Madrid, Onetti est d’abord une légende: celle d’un irascible, d’un mauvais coucheur s’abandonnant à la fuite des jours, avec ses cigarettes et son whisky pour compagnons de voyage. Il vivait couché dans son lit, ne recevait guère et distillait quelques déclarations du genre: «Dieu existe, mais il fait la sieste.» Tout cela pourrait s’apparenter au folklore. Mais c’est bien d’un écrivain de haut vol qu’il s’agit.
Par ses pairs, il est considéré comme l’un des initiateurs de la nouvelle littérature latino-américaine. Toutefois, rien dans cette œuvre ne relève de la description d’un pays, du réalisme baroque ou du souffle épique qui caractérisent, par exemple, les romans de García Márquez ou de Vargas Llosa. La majorité des livres ont pour cadre une ville imaginaire, entre Montevideo et Buenos Aires, nommée Santa María. En fait, sur fond de ruines et de splendeurs passées, il s’agit d’un empire de la corruption et du vice, d’un dédale crasse où rôdent des fantômes désespérés et des silhouettes improbables. Les rêves sont en guenilles. Amour, fortune et tout le barda, ce sera pour une autre fois. Ici vivent des putains misérables et des maquereaux qui le sont plus encore, des trafiquants à la petite semaine, des ivrognes et des drogués, tout un monde interlope pris dans la bruine d’une infinie mélancolie.
Publié en 1979, mais juste traduit en français, Laissons parler le vent est l’ultime volet de la saga de Santa María. Dans une première partie, marquée par la nostalgie de cette ville, le dénommé Medina exerce diverses activités, telles que garde-malade ou peintre de nus. Il vit aux crochets d’une lesbienne, Frieda, mais se soucie surtout de ses modèles. Le tout est nappé d’une énigme, comme si l’existence elle-même était un fléau, un outrage à quelque chose. Le second volet montre Medina revenu à Santa María. Il a réintégré sa haute fonction de commissaire et louvoie dans cet univers douteux, peuplé de personnages veules, entre Frieda devenue chanteuse de cabaret et Seoane, celui qui pourrait être son fils. La dérive finit en tragédie, sans être tragique, car rien n’a d’importance. Le roman est constitué d’un tel foisonnement, d’un nombre si important de «déroutages», de jeux de pistes, de références aux livres précédents qu’il devient délicat de le raconter. On pénètre dans un vaste théâtre, peuplé d’âmes écorchées. On y déambule, mué en vagabond voyeur.
Il serait facile de ranger Onetti dans la catégorie des peintres d’une humanité désespérée, parvenue au terme de sa route. Quelle erreur ce serait! Car si l’atmosphère peut sembler très sombre, il y a, qui traverse l’ensemble, une fête de la langue et de la littérature, une noir beauté qui est amoureuse. Sans doute existe-t-il une parenté entre l’univers de Beckett et celui d’Onetti. Mais là où le premier marche vers le vide, où la parole et l’air se font rares, le second délivre une profusion d’histoires et d’anecdotes, de phrases et de personnages. Chez lui, la littérature semble se substituer à la vie. Elle la rafistole, la bricole pour qu’elle continue, cahin-caha. Hormis certains plaisirs terrestres, souveraine, la voilà proclamée unique réponse à la malédiction d’être.
Dans la débâcle du monde, Onetti a levé son verre, rêvant peut-être de se dissoudre dans la volute d’une fumée de cigarette, dans le reflet ambré d’un verre de whisky ou dans le moiré d’une phrase. Et si son rêve s’était accompli ?
R. Z.