Le Passe Muraille

Un gaieté si profonde

 

À propos de G.K. Chesterton,

par Gérard Joulié

Le péché contre l’esprit, écrit Chesterton, n’est pas de se laisser aller à l’orgueil, mais à une déconcertante humilité». Voilà la grande chute, la chute dont les conséquences déplorables font que le poisson oublie la mer, le boeuf la prairie, le citadin la ville, le chevalier sa dame et l’homme le paradis. Eh bien, ce n’est pas en lisant notre auteur que nous allons oublier le paradis, et nous ne perdrons pas davantage de vue la terre. Toute la littérature de l’essayiste anglais est en effet pétrie de l’amour et de la curiosité de vivre. Elle ne cesse de regarder l’homme avec bonté, malice, perspicacité, et cette indulgence fraternelle qui transforme spontanément l’utile en farce poétique, la futilité en énigme, le détail exceptionnel en parabole. C’est le génial paradoxe du bon sens.

Peut-être est-ce dans l’essai que le style de Chesterton, son souci du rythme, ses phrases dansantes comme des montagnes russes, ont trouvé leur expression la plus heureuse, car dans l’essai se trouvent concentrées les vertus suprêmes de l’art d’écrire, une quintessence, une forme libre, débarrassée des obligations et des déchets du genre romanesque. A la fois pamphlets, apologies, fables, les essais contenus dans Le monde comme il ne va pas sont presque tous des chefs-d’oeuvre de verve, d’invention, de courage aussi et de pensée aiguë, souvent prophétique. Ecrits dans le caprice et dans les excès de l’enthousiasme ou de la réprobation, ils renferment tout Chesterton.

Notre époque voudrait être un âge de tout repos où le risque, les chocs, les surprises seraient bannis. Triste attitude ! Vivre, c’est batailler, risquer c’est vivre. Quand presque tous les grands penseurs de son temps (et du nôtre) se mobilisent pour la défense des grandes causes humanitaires, Chesterton dit et redit l’héroïsme des existences ordinaires, le charme de la vie domestique, la supériorité de la femme sur l’homme, le tragique des modes, les vertus de l’humilité et du patriotisme et la puissance de la littérature populaire. Il chante la beauté du petit commerce et de la petite propriété, ainsi que celle des voeux imprudents.

Voyons ce qu’il a à nous dire là-dessus: c’est tellement inactuel et intempestif ! On a poussé la révolte contre les voeux jusqu’à attaquer ceux du mariage. Des gens ont inventé une formule qui est une contradiction dans les termes: l’amour libre, comme si un amant avait jamais été libre, comme s’il pouvait jamais l’être. C’est le besoin de se ménager une retraite qui stérilise le plaisir moderne. On rencontre partout le désir insensé de jouir du bonheur sans le payer. Cela n’est pas vivre. L’esthète, le dilettante peuvent éprouver de petits frissons, mais il est un tressaillement que seuls connaissent le soldat qui se bat pour son drapeau et l’amant qui fixe ses choix. Comme cela est vrai ! Il est bon d’être marié, il est bon d’appartenir à une patrie (et Chesterton ne les aime que petites), de même qu’il est bon et plaisant pour un homme d’être bloqué par la neige dans une rue. Cette expérience nous force à comprendre que la vie est une chose non du dehors mais du dedans. Le vrai romanesque se produit dès qu’on est obligé de subir les événements. Nécessité est mère d’invention et de poésie.

Ce qui rend la vie si intéressante, c’est cette grande limitation naturelle qui nous oblige tous à subir ce que nous n’avons pas prévu ni voulu. Ainsi le vice de la conception moderne du progrès, selon Chesterton, est qu’il s’agit toujours de renverser des barrières, de rompre des entraves, de rejeter des dogmes. Or l’homme ne peut vivre sans dogmes, pas plus qu’il ne peut vivre sans Dieu (ni dieux). Dans la ville des petits péchés où abondent les portes de sortie, dans la ville où le péché même a perdu son nom, voici qu’une flamme s’élève du port pour annoncer que le règne des lâches est terminé et qu’un homme brûle ses vaisseaux.

Littérature de tonnerre et de sang, les livres de Chesterton nous disent la bonne nouvelle et nous content la bonne aventure. Il est salutaire en cette heure de mélancolie et de doute, quand, ayant joué des coudes pour n’être ni étouffé ni opprimé dans la poussée de la médiocrité ou dans l’inquiétante promiscuité des élites, à l’heure où les fois se sclérosent, où les idéologies se dissolvent, où, pour le dire plus simplement, l’homme a perdu sa boussole, de rencontrer sur sa route un aussi surhumain fantôtme du passé chrétien, et qui fut peut-être aussi le dernier soldat de la plume dans le plus beau sens du mot, tel que l’entendait Joseph de Maistre. En un temps où régnaient Kipling, Wells et Shaw, le chantre de l’Empire, le socialiste et le scientiste, Chesterton se proclamait réactionnaire avec une farouche impudence; en un temps de tempérance, il prêchait le goût du vin et de la bière; en un temps de tristesse et de protestantisme, il prêchait la gaieté et il exaltait le catholicisme; en un temps où le surhomme venait à la mode, il rappelait que la chose la plus précieuse sur cette terre est l’homme moyen, pécheur, faiseur de religions, inventeur de dogmes et batailleur. Il est vrai que le XXe siècle restera dans l’histoire comme le siècle de l’homme moyen, et peut-être dans un sens que n’eût pas approuvé Chesterton, car déraciné de ses croyances et de ses traditions, amputé de sa part divine.

   

Cependant quand je cherche à définir le sens du mot démocrate et à le considérer sous son jour le plus favorable, le personnage qui l’incarne à mes yeux de la façon la plus chevaleresque est Chesterton. Beaucoup ont cru qu’il n’était pas sérieux parce qu’il était gai. En fait il était gai parce qu’il était sérieux.

G. J.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *