Le Passe Muraille

Journal d’un météore

Bref aperçu du Journal de Jean-René Huguenin consigné en sa brève existence,

par Antonin Moeri

Ce qui frappe immédiatement le lecteur du Journal de Jean-René Huguenin, c’est d’ abord sa franchise, ensuite sa volonté désespérée d’accomplir un grand projet: se définir, au-delà du doute, en résistant, en réagissant brutalement contre toutes les formes de veulerie, de complaisance, de coquetterie et de compromission. Ce garçon, qui s’ est tué dans un accident de voiture à vingt-sept ans, n’avait rien d’un blasé, d’un indifférent ou d’un tiède. Il aimait la vie et les êtres avec passion. La goujaterie universelle lui fit pousser des clameurs à fendre les cieux.

La plupart des écrivains de son temps (il est mort en 1962) lui semblaient «des amputés de la foi, des infirmes de la volonté, des invalides stériles et paresseux». Ce cœur ardent ne pouvait que les poursuivre d’une haine farouche.

«J’ai vu ce matin Michel Butor. Il m’a déçu, ce myope sournois, avec ses regards de chienne fouettée. Il s’efforce d’être gentil, mais cette gentillesse forcée, calculée, abstraite, je la hais». En réaction contre ces mous gluants, ces intarissables goulots à platitudes qui avilissent la parole, Jean-René Huguenin chercha à construire sa propre légende. Il voulut se créer comme un personnage de fiction. Aussi raconte-t-il la genèse de son lumineux roman La côte sauvage.

Dans un café où il revient souvent, il observe par exemple une femme qui, elle aussi, revient souvent. Elle commande deux bières et boit tour à tour dans chaque verre. Elle boit en compagnie d’un homme qui n’existe plus mais qu’elle a aimé un soir. Elle le poursuit dans la nuit froide puis rentre chez elle. «Les yeux secs, elle se jeta sur son lit, assassinée vivante». D’un épisode banal, observable dans tous les buffets de gare du monde, il tire une page d’ une rare qualité romanesque. C’ est avec une extrême délicatesse et une noble pudeur qu’il s’attache à transposer l’événement.

Les diaristes sont en général obsédés par la mort et par le temps qui fuit. Jean-René Huguenin ne fait pas exception. Il voudrait se dominer, maîtriser chaque minute qui s’écoule. Héroïsme, force, volonté, beauté, virilité et concentration sont des termes qui reviennent souvent sous son Bic. Il voudrait ne pas déchoir à ses propres yeux. Cette tension quasi insoutenable laisse sur sa faim un lecteur de ma sorte: comment peut-on vivre sans humour, sans cette «politesse du désespoir» qui permet la distance. Mais rappelons-nous: avions-nous de l’humour à vingt-cinq ans ?

A. M.

Jean-René Huguenin, Journal. Ed. intégrale. Préfaces de R. Matignon et F. Mauriac. Points Seuil, 1993, 353 p

(Le Passe-Muraille, No 5, février 1993)

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