Le Passe Muraille

Journal d’un égarement

 

À propos du Journal 1939-45 de Pierre Drieu La Rochelle,

par Christophe Calame

«Le sain désir de se mettre à jour avec le passé historique de la non moins historique maison dont il prenait les rênes», voici selon Pierre Nora ce qui a poussé Antoine Gallimard a vouloir honorer le contrat signé par son père, en publiant enfin le journal de celui auquel les Allemands avaient confié la Nouvelle Revue française pendant l’ Occupation.

Dans les années 60, Frédéric J. Grover avait déjà fait lire le texte de ce journal à Malraux, qui, voulant republier Drieu, avait dit à Grover d’ attendre. «Mais il est certain que ce journal devra être publié un jour et que ce sera une des œuvres majeures de Drieu.» (Six entretiens avec André Malraux sur des écrivains de son temps, “Idées”, 1978)

«Intégralement, sans aucune hésitation bourgeoise», telle était la consigne que laissait Drieu à ses héritiers quant à la publication de son journal des années sombres, ses dernières. A trois coupures près, qui sont indiquées dans le texte sans autre justification, c’est donc maintenant chose faite. Inutile de le cacher, la lecture en est parfois difficile: Drieu déverse sa bile sur les hommes et les femmes (tous pédés, tous juifs, tous homos), les Français et les Allemands (tous nuls), sur les normaliens comme Giraudoux (bête noire) et sur les communistes comme Aragon («exuellement, je l’avais percé à jour»), sur les Juifs enfin qu’il déteste mais sans pour autant leur attribuer un pouvoir démentiel, comme le faisait Céline dans ses peu rééditables pamphlets.

Parlant de ses amis juifs, Berl ou Jouvenel surtout, il les plaint de manquer de courage pour partir se battre, ou surtout d’ être perpétuellement indécis et mal assurés en société (ce qu’il ne cesse de s’ imputer également à lui-même d’ailleurs). Les actions en faveur de particuliers menacés par les Allemands ne lui semblent nullement contradictoires avec les grandes tirades historico-mondiales à la Gobineau sur la destinée des races. (Il s’en veut surtout de ne pas avoir aperçu tout de suite que seul le peuple russe était véritablement «jeune» et devait donc gagner la guerre).

Malraux jugeait sévèrement le rapport de Drieu aux hommes politiques, tout en l’ expliquant ainsi: «Il ne comprenait pas plus leur langage que nous ne com- prendrions celui des physiciens atomistes discutant leur sujet», «Les politiciens avec qui il avait eu affaire lui paraissaient des combinards. Or il était totalement étranger aux détails concrets des combines politiques», «Avec les fascistes, il n’avait pas à être aussi méprisant car il y avait chez eux plus de courage physique et de compagnonnage».

En fait, Drieu est passionnément francophile jusqu’à la défaite de 40 (il veut envahir immédiatement l’ Italie, les Balkans, le Caucase et j’en passe). Puis, sitôt les Allemands installés, il devient passionnément nazi, méprisant Vichy. Il ne tarde pas à détester les Allemands qui ne fascisent pas la France de fond en comble et lui semblent abandonner Hitler. Enfin, vers 1943, il devient passionnément russophile et souhaite l’anéantissement général de l’Europe. Mais il ne veut pas se rallier aux communistes, par haine des communistes français et «surtout des littérateurs».

«Je ne l’ai pas vu prendre un seul de ses romans au sérieux» disait aussi Malraux. Et Drieu de se reprocher amèrement pendant toutes les années de guerre d’avoir sacrifié à la littérature, de n’avoir jamais étudié sérieusement la philosophie, l’ histoire des religions. Il n’aime plus que la lecture, les journées entières de solitude, allongé sur son sopha. La direction de la NRF n’a été qu’une bravade à ses yeux, une manière de bien embêter Paulhan tous les jours.

«Car enfin, concluait Malraux, si vous comparez objectivement sa vie à celle de ses contemporains, c’est une vie réussie. Après tout, même sur le plan du donjuanisme, couronner, à quarante- deux ans, une carrière marquée d’innombrables succès féminins par une liaison avec une des femmes les plus belles et les plus en vue de Paris, serait considéré, objectivement, comme un triomphe. Donc c’ est la couleur qu’ il donne aux événements qui est négative et non les événements eux-mêmes.»

En fait de «couleur», le Journal nous fait assister à l’agonie en pente douce d’une liaison, celle qui liait Drieu à la «Béloukia» du récit de 1936, Christiane Renault, l’ épouse du grand industriel de l’ automobile. Déjà la nouvelle intitulée Journal d’ un homme trompé avait présenté la hantise qu’ avait Drieu d’ être l’ objet des plaisirs d’ une femme. (Décidément, malgré Evola, fascisme et sexualité ne font manifestement pas bon ménage!).

Dans son admirable préface, Julien Hervier cite une anecdote de bordel racontée par Aragon, qui s’y rendait fréquemment avec Drieu avant leur brouille: «Aragon entendit qu’on l’appelait d’un salon voisin. C’était Drieu, portant une femme nue dont les cuisses étaient accrochées à ses reins; la femme était solidement chevillée par une virilité sur laquelle elle jouait de la croupe en gémissant. Louis, Louis, criait Drieu avec une angoisse réelle, Louis, Louis, je suis impuissant»…

En politique, en littérature, en amour, tout ce remue-ménage, ce fascisme en Europe, ce refus de survivre au moment le plus tragique du siècle, ce suicide enfin, tout cela n’ est peut-être qu’ une façon de crier au loup sans véritable nécessité.

Ce que Drieu n’a pas trouvé dans ses grandes lectures de philosophie et d’ orientalisme, c’ est certainement le sens de l’harmonie et de la paix. Comme si le moindre bonheur était mortel, comme si la fraternité était la mort. «Je viens d’entendre dans la rue chanter des soldats. Allemands ou non peu m’importe, c’étaient des hommes, des guerriers qui chantaient, qui étaient eux- mêmes. Mais il ne s’agit plus de moi, mais d’atteindre en moi cela», telle aurait dû être la dernière notice du Journal, si la première tentative de suicide du 11 août 1944 avait été la bonne.

C.C.

Pierre Drieu la Rochelle, Journal 1939- 45, présenté et annoté par Julien Hervier, Collection Témoins/Gallimard, Paris 1992.

(Archives du Passe-Muraille, No 2, juin 1992)

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