Le Passe Muraille

Jérusalem ! Jérusalem!

            

Carnet nomade de René Zahnd

 

Pour moi tout se passait comme autrefois à l’école, quand je refusais obstinément de croire que les noms que j’apprenais et lisais sur la carte de géographie puissent prendre forme avant que j’aie pu les voir de mes propres yeux, les toucher de mon haleine, les saisir pour ainsi dire de mes mains », écrivait Annemarie Schwarzenbach en 1939, au moment où elle fonçait avec Ella Maillart vers l’Afghanistan au volant de sa Ford Roadstar « Deluxe ».

Souvent je ressens ça, moi aussi, au moment de partir vers ces destinations où mes rendez-vous m’emportent. Et cette fois peut-être davantage que jamais. Jérusalem! Croisades, histoire biblique de l’enfance, Le Tasse et mille récits dressent les murailles de la ville imaginaire, auxquelles se superposent les fragments d’une réalité diffusée dans les journaux télévisés. Jérusalem!

Dans l’avion, mon voisin, un homme d’apparence pourtant ordinaire, fait un mots-croisés en hébreu. Ça me paraît d’une difficulté indescriptible. Quelques rangées plus loin, un juif nettement plus orthodoxe s’enfouit sous une couverture pour marmonner ses incatations, à dix mille mètres d’altitude et avec une température extérieure de – 49 degrés Celsius. On le sent très préoccupé par sa relation au divin, c’est-à-dire par lui-même, au point de traiter les autres avec mépris. En première ligne, les hôtesses n’ont pas l’air de s’en formaliser.

Jérusalem ! Jérusalem! Très vite dans le bain de la ville les images se télescopent. Jérusalem mosaïque. Jérusalem carrousel de sons et d’images. Jérusalem de pierre et de légende. J’écarquille les yeux, demande à mes bronches ce qu’elles pensent de cet air-là, essaie de capter le moindre craquement et prie mes semelles d’adhérer au mieux à ce sol frotté de millénaires.

Que de gens ! Que de gens qui comme partout ailleurs doivent aimer, rêver, se révolter, travailler, se résigner, attendre on ne sait quoi, espérer et sans doute plus qu’ailleurs prier. J’en croise et j’en croise et ils viennent gros-sir cette poussière d’humanité qui se dépose dans la mémoire, foule de personnes rencontrées un jour ici ou là et avec qui on n’a parfois même pas échangé un regard.

Dans les quartiers qu’ils occupent, les orthodoxes repoussent avec fermeté l’avance du temps. Ils exigent à grands renforts de panneaux disposés dans les rues que les femmes arborent une tenue décente. Jamais je n’ai compris en quoi la silhouette ou la peau d’une femme pouvait offenser le Créateur et ce genre de fascisme sexuel m’a toujours laissé pantois. Comme tous les fascismes d’ailleurs.

Jérusalem! Jérusalem ! Tout est si proche. Les territoires occupés sont à un jet de roquette.

Depuis le quartier intégriste, il suffit de traverser une rue pour plonger dans le monde interlope des bars de nuit. En suivant les venelles de la vieille ville, on passe sans savoir comment d’un « shalom alechem » à un « salam alekoum», avec le même sourire. On remarque aussi un nombre insensé de religieux, aux allures tellement variées qu’il faudrait un jour en dresser l’inventaire. Peut-être que certains ordres ne comptent que quelques élus, quelques illuminés, quelques francs-tireurs de la foi qui justement sont à Jérusalem.

Des militaires à Ray Ban jouent aux caïds sur le pont de leur pick-up. Des hommes lisent en marchant. L’un d’entre eux se fait presque ren-verser par un camion. On peut rêver sur les pages qui l’absorbaient au point de risquer le grand saut. Des femmes trans-portent des gerbes de menthe. Un gamin aimerait des nouvelles piles pour son robot, sorte de monstre destructeur comme l’industrie des jouets en fabrique tant.

A regarder les rues, on reste fasciné par cet extraordinaire camaïeu humain, brassage ethnique et religieux qui semble cohabiter, et l’on en viendrait, dans la douceur de ces journées de juin, à oublier l’Histoire et la poudrière qu’elle forme. « Il n’y a pas d’issue, nous sommes pessimistes », répètent pourtant les amis avec lesquels on parle. Et devant le mur que la Knesset dresse pour garder Israël des intrusions palestiniennes, le choc est physique. Cinq ou six mètres de béton fichés dans le sol et qui s’enfoncent dans le ciel. Un viol.

Je pense au photographe arabe qui dans son échoppe expose fièrement quelques-uns des 2 500 clichés pris par son père dans Jérusalem. Je pense au bijoutier juif qui m’a offert un morceau de lapis-lazuli pour ma fille. Je pense aux vieilles qui profitent de l’ombre. A Marcel venu de France trente ans plus tôt et à son petit bar où il fait bon vivre. A l’adolescent jubilant de me vendre une paire de sandales. A cet acteur palestinien qui joue un monologue en hébreu. À cette jeune femme qui se lavait le visage et les mains à la fontaine d’un parc. Aux explications du chauffeur de taxi sur les développements anarchiques du réseau routier. Aux deux mendiants qui m’ont approché avec courtoisie une nuit que je rentrais à l’hôtel, rencontre qui m’a fait noter dans mon calepin que la misère avait partout le même regard. J’essaie de me souvenir de tous les autres, mais ma mémoire est une garce qui n’en fait qu’à sa tête.

Un mois après mon passage à Jérusalem, la guerre éclatait entre Israël et le Hezbollah. Pluie de roquettes sur la Terre promise, massacre de civils au Liban.

R. Z.

(Le Passe-Muraille, No 73, Juillet 2007)

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