Le Passe Muraille

J’dénonce ou j’dénonce pas ?

 

À propos de Double, un rapport, de Daniel de Roulet

par Jacques Michel Pittier

Très ambigu le dernier ouvrage de Daniel de Roulet, dont nous suivons depuis Virtuellement vôtre le travail d’écriture heureusement atypique dans la production littéraire romande de ces dernières années. Si l’on retrouve dans Double, un rapport, le regard caustique et aiguisé d’un écrivain qui a cerné et mis en relief quelques-uns des travers les plus noirs de nos sociétés occidentales (la suspicion étatique, l’arrogance des pouvoirs en place, la somnolente duplicité d’une bourgeoisie nantie), s’il a su détourer au passage la silhouette de quelques personnages «réfractaires» à toute forme d’enfermement, social, politique, technologique ou spirituel, c’était jusqu’ici avec un recul propre à servir ses thèmes.

Or dans Double, de Roulet se met lui-même en scène. Il ne s’agit pas ici a priori du moins, d’un roman ni d’une fiction, mais bien d’un rapport (ein Bericht, suivez mon regard…) et ni Fritz Zorn, ni Max Frisch, ni Baader ni Dutschke ne sont des personnages. Dès lors qu’on les convoque pour ce qu’ils sont, et quasi à pied d’égalité, il s’agit de savoir à quelles fins.

Voici donc un homme d’âge mûr, privé de son travail et «sans possibilité d’en retrouver un», qui prétend parler de lui; voici quelqu’un qui a grandi à Zurich, qui, en bon fils de notable y a fait des études supérieures, qui s’est distancé des valeurs de son milieu l’adolescence venue, qui s’est frotté aux utopies de 68, qui s’est cherché, perdu, retrouvé puis réalisé dans divers métiers, dont celui de l’écriture, et qui a souffert très certainement d’avoir dû composer avec la réalité de son temps. Cet homme a sans nul doute été sincère dans ses engagements, il a aimé, il a lutté, il s’est trompé, comme beaucoup, comme vous et moi pourrait-on dire. Et comme un bon million de ses contemporains à la même époque, voici quelqu’un qui a été fiché, c’est-à-dire suivi, espionné, durant nombre d’années par les diverses polices helvétiques, officielles et parallèles, et dont la vie (ou serait-ce celle d’un double virtuel ?) a été réduite à des observations, à des jugements stéréotypés de fonctionnaires aveugles et bornés, ce qui assurément n’a pas été sans conséquences sur sa destinée. Trois kilos et demi de fiches et trente ans plus tard, Daniel de Roulet fait le point, s’interroge et se remémore à la lumière de cette paperasse partiellement censurée et de ses propres souvenirs un parcours de vie pour le moins sinueux, mais cependant très privilégié.

Or le rapport qu’il en fait, «aussi vrai que la Terre est plate, disaient les Anciens. En toute bonne foi», a ceci de gênant: il émane de quelqu’un qui d’emblée brouille les cartes, cet exergue en témoigne, qui dit de lui-même qu’il n’est pas à plaindre mais qui se pose tour à tour en victime d’une ressemblance sans doute préjudiciable avec un procureur alémanique, de l’indiscrétion coupable de l’un de ses éditeurs, d’une cabale enfin qui lui vaudra de multiples évictions de postes à responsabilités, qui laisse croire qu’il dit vrai mais qui semble constamment à la limite de l’affabulation tant il joue avec les circonstances et les figures historiques (on est proche de Forrest Gump, mais sans la naïveté de celui-ci), qui, en dépit d’une révolte légitime à l’encontre d’un Etat-société fouineur et policier, loin de s’en démarquer à la manière virulente des écrivains qu’il cite, souligne complaisamment le rôle important qu’il y tient (collaborant pour Sulzer à l’installation des alarmes de centrales nucléaires, et plus récemment au titre de chef ingénieur système puis réseaux dans un grand centre hospitalier genevois, auteur invité des hautes sphères à l’occasion d’un voyage à Sarajevo dans le jet du Conseil fédéral…). Tout cela nous laisse plutôt perplexe: si Double est une fiction, elle se situe très en dessous de ce que de Roulet a su produire jusqu’ici, confinant à l’exercice vaniteux d’une mise en abime de saint-soi-même doublé d’une récupération des images de Zorn, Frisch ou Walser dont la moindre des pages pèse d’un tout autre poids en regard de cette chose fabriquée. Si c’est une autobiographie, elle pourrait donner au mieux de l’écrivain de Roulet l’image peu flatteuse d’un Janus, oscillant au gré des thèmes à la mode entre establishment et anarchie nostalgique, au pis manipulateur et résolument opportuniste, sinon passablement compromis à l’égard de ce qu’il prétend dénoncer.

Et s’il s’agissait d’un Bericht, au sens où pourrait l’avoir entendu Max Frisch, architecte lui aussi, critique inoxydable du mi-crocosmos suisse ? Le ratage serait de taille car s’y cumuleraient les défauts de deux perspectives fort mal maîtrisées ici.

J.-M. P.

Daniel de Roulet, Double, un rapport, Canevas Editeur, Frasne, Saint-Imier.

(Le Passe-Muraille, No 49, Octobre 2000)

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