Le Passe Muraille

Jacques Chessex pour le meilleur…

L’écrivain trouve les mots les plus simples, les plus lumineux et les plus vrais à l’évocation d’une femme simple, lumineuse et vraie, dans Pardon mère,

par JLK

Le jugement commun, selon lequel la qualité d’un individu peut s’évaluer à la façon dont il parle de son père ou de sa mère, est souvent révélateur chez les écrivains, et c’est particulièrement manifeste dans le dernier livre de Jacques Chessex, constituant à la fois une lettre d’amour posthume mêlant regrets, aveux et justifications ; un nouvel élément décisif de la chronique familiale qui traverse l’œuvre de Carabasà L’Imparfait, ainsi que le plus beau  portrait de femme que l’écrivain ait jamais tracé dans son œuvre. Nulle trouble inflexion œdipienne (« J’ai  aimé ma mère comme une mère ») dans cette démarche dont la justesse de ton nous semble de part en part sans la moindre faille : s’il « prend sur lui », le fils ne joue pas pour autant les saintes nitouches, se reprochant certes de n’avoir pas assez montré à temps, à sa mère, qu’il l’aimait et désirait qu’elle reconnût elle aussi, à temps, cet amour, tout en ne cessant de multiplier les détails attestant un profond attachement réciproque. Mais longtemps, du vivant de sa mère, le fils aura pris le temps de ne pas dire à sa mère ce que la plupart d’entre nous se reprochent, post mortem, de n’avoir pas su assez dire. « En attendant le temps passait. Je rencontrais ma mère, je la blessais parce que tout en elle me blessait. Son esprit était droit, sa pensée juste, son élégance de bon goût, sa taille bien prise, son regard d’un bleu un peu gris était pur et me voyait.Et moi je n’étais pas digne de ce regard, de cette beauté, de cette humeur enjouée. Tant allait mon humeur à moi que ma gêne devenait tangible, et la querelle éclatait. »

« Un enfant sans cesse grandit », note le fils, père lui-même de deux fils, dans le chapitre de la fin du livre intitulé Pourquoi vous êtes-vous fait fils ?, en se demandant : « Et moi, enfant de ma mère, ai-je pris taille, force neuve, densité, – ai-je grandi en écrivant ce livre ? ». Or non seulement le lecteur aimerait dire à l’écrivain qu’il a grandi, l’homme et l’écrivain aussi, mais qu’il l’a fait grandir aussi, lui lecteur, en le ramenant à sa propre mère et aux  manques de leur propre relation, pour revivre le temps de la présence et tout ce qui doit être dit pour être guéri.

« Ce qui se passe entre une mère et son fils relève d’un effroyable secret. J’ai habité ta chair, j’ai bu ton sang, tes pleurs, maintenant je te regarde tenant sur ta poitrine les fils d’une femme qui n’était pas toi et qui s’éloigne de moi, comme toi aussi, mère, tu t’éloignes de moi parce que je suis ombrageux, obscur, et fou. Parce que je vous trompe toutes les deux pour fuir et défier votre alliance. Parce que je bois seul et avec des imbéciles. Parce que je disparais dans mes livres, et que pour prétendre les écrire, je rôde et vis dix vies lointaines ».

Lucienne Vallotton, des Vallotton de Vallorbe, maîtres de forges et notables depuis des siècles, incarnait « la ténacité, la dignité, la pudeur, l’intelligence pratique, le goût viscéral de la terre et de la matière ». Aimant les fleurs et les oiseaux, les proverbes et La Fontaine  pour faire pièce à la sottise ou la médisance, ne se confessait point comme les papistes, se méfiait des beaux parleurs, résistait aux folies de son intempestif époux, n’aimait pas les romans « trop sexuels » de son fils mais collectionnait la moindre coupure concernant celui-ci qu’elle aimait et qu’elle n’aimerait point voir, dit-il, pleurer de l’avoir point assez reconnue. « Dérision de mes singeries ! » Et le fils de découvrir encore, sur un film tourné un mois avant la mort de sa mère, ce vieil ange qui lui dit de son au-delà : « Touche-moi, palpe, écoute ma voix (…) ah presse-toi contre moi comme lorsque tu étais petit enfant et que tu collais ta bouche à ma poitrine ronde ».

On a lu bien des livres d’écrivains évoquant leur mère, et Jacques Chessex cite en passant Georges Bataille ou Albert Cohen, auquel il reproche justement ses trop suaves modulations. Or c’est plutôt du côté de la Lettre à ma mère d’un Simenon, pour la netteté et l’honnêteté, mais en plus profond aussi, que Pardon mère nous conduit, à la pointe d’une vraie douleur sans trémolo, face finalement à son propre sort reconnu de vieil orphelin: « O refuge de ma peine et d’avoir un jour à mourir »…

Jacques Chessex. Pardon mère. Grasset, 214p.

 

 

   

 

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