Le Passe Muraille

Incarner l’ange de Visconti ne conduit pas au paradis…

Cinquante ans après La mort à Venise, un film suédois à valeur de parabole (à voir ces jours sur ARTE) documente, avec la voix et les images d’archives de Björn Andrésen à l’appui, le double drame vécu par «le plus beau garçon du monde», adulé et réduit à une image idéalisée, cliché de l’éphèbe occultant la souffrance personnelle d’un orphelin hypersensible en mal de tendresse maternelle. Et la famille Mann dans tout ça ?

par Pascal Ferret

Les apparences les plus flatteuses cachent souvent des réalités moins réjouissantes, voire plus douloureuses, et cette vérité frisant le poncif trouve la plus belle illustration dans la destinée particulière de Björn Andrésen, « icône » mondiale de la beauté adolescente, dont la connotation gay du personnage de Tadzio aura toujours embarrassé, même perturbé son candide interprète.
Résumé des faits : à la fin des années 60, Luchino Visconti, génial réalisateur de Senso, Rocco et ses frères et Le Guépard, notamment, rêvant d’adapter La mort à Venise de Thomas Mann, bref roman évoquant la fascination d’un écrivain vieillissant pour un adolescent angélique, trouve enfin, à Stockholm, LE garçon aux boucles blondes et aux yeux gris imaginé par l’auteur, qu’il dira le plus beau du monde, en la personne de Björn Andrésen.
À quinze ans, celui-ci ne pense qu’à la musique alors que sa grand-mère rêve d’en faire un acteur célèbre, mais l’idée de tourner un film à Venise ne lui déplaît pas, comme un « job de vacances ». S’il a éprouvé quelque gêne à se mettre torse nu lors du casting, Björn sera protégé, pendant le tournage, par une consigne absolue imposée par Visconti à son équipe : pas touche au gamin, lequel sera coaché par une gouvernante. Quant à la grand-mère, elle frétille en bordure de plateau et décrochera même un petit rôle, mais le Maestro veille à ce qu’on ne mêle pas les genres.
N’empêche: dès la sortie du film au festival de Cannes, après une première à Londres devant la reine et la princesse Margaret, le «cirque» publicitaire se met en branle au dam de Björn, sidéré par l’adulation dont il fait l’objet, jusqu’à la fin de la soirée de gala où, lâché en roue libre par Visconti et sa grand-mère, il se trouve entraîné dans une boite gay où il a l’impression d’être piégé entre regards lubriques et babines gluantes, au point de se saouler avant de rentrer vite fait dans son hôtel.
Ce délire de flatterie équivoque fait dire au vieux Björn qu’il avait alors l’impression d’être harcelé par des vols de chauve-souris ; et c’est bientôt reparti au Japon où il devient un mythe médiatique excitant les groupies de tous les sexes, puis un personnage androgyne inspirant les auteurs (et autrices, n’est-ce pas) de mangas…
Une invisible blessure personnelle
C’est donc un demi-siècle après sa gloire mondiale qu’on retrouve l’ex-Tadzio dans une chambre miteuse, entre son piano, ses guitares et son ordi, vieil homme dont le visage et les longues mains de pianiste virtuose dégagent une beauté moins sirupeuse que celle du bel ado de jadis, et qui dévoile une part secrète de sa personne et de son drame intime marqué par la disparition de sa mère alors que lui et sa demi-sœur (de la même mère mais d’un autre père) étaient encore enfants, confiés à leur grand-mère soucieuse de verrouiller le secret de la mort de leur mère.
Sans un mot de reproche à Visconti, même s’il pointe les relations minimalistes que celui-ci entretenait avec lui sur le tournage (bornées plus précisément aux ordres : « marche, stop, demi-tour, souris… »), l’on sent bien que le personnage ambigu qu’on lui a fait incarner aura pesé sur toute sa vie d’homme, le fatras un peu kitsch de l’esthétique homosexuelle n’ayant rien à voir avec sa personne et son drame intime que le documentaire dévoile (en partie, sans impudeur) avec les témoignages de sa sœur et de sa fille aînée (qu’il aura déclarée comiquement « le bébé le plus laid du monde » à sa naissance…) alternant avec son propre récit.
Images publiques et secrets de familles
Le documentaire de Kristina Lindstöm et Kristian Petri s’inscrit-il dans la vague accusatrice actuelle déferlant, notamment à Hollywood, sur les réalisateurs usant (et parfois abusant) des enfants et des adolescents ?
Nullement, même s’il implique l’emprise psychologique d’une image, à la foi pure et frelatée, sur un individu qui n’est pas, au demeurant, sans défense. L’on sent bel et bien, de la part de la sœur et de la fille de Björn Andrésen, certain reproche rétrospectif à l’endroit de la grand-mère rêvant d’un petit-fils célèbre et l’exposant peut-être imprudemment, et d’aucuns reprocheront vertueusement à Visconti d’avoir «utilisé» le jeune Björn. Mais la vraie souffrance qui aura marqué les jeunes années de Björn, que son personnage angélique aura à la fois masquée et exacerbée, était d’une autre origine, ainsi que le révèle le film, dont on regrette un peu qu’il n’en dise pas assez sur ce que l’homme a fait de sa vie en tant qu’acteur et que musicien.
Du moins ce documentaire, avec quelque chose d’un peu artisanal mais d’une vive sensibilité, suggère-t-il bien le décalage entre la « vraie vie » et ses sublimations artistiques, renvoyant alors, finalement aux drames personnels vécus par Thomas Mann et les siens.
Derrière la façade du grand écrivain cravaté: l’esthète fasciné par la Grèce antique et projetant ses fantasmes dans les personnages de Tadzio et de Tonio Kröger. Ou pour nourrir d’autres documentaires « révélateurs » à venir: les vies d’Erika, de Klaus et de Golo, les trois enfants homosexuels du très digne couple bourgeois formé par Frau et Herr Doktor Mann, marginaux plus ou moins bohèmes et vivant bel et bien leur «préférence» alors que le patriarche n’aura fait qu’en rêver, etc.

P.F.

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