Le Passe Muraille

Il n’y avait pas de fleuves sur la terre

Récit inédit de J.M.G. Le Clézio

Autrefois, il n’y avait pas de fleuves sur la terre. La seule eau que connaissaient les hommes, dans l’immense forêt qui recouvrait le monde, était celle qui tombait du ciel, Kwi, l’eau de la pluie, et qui se perdait dans les profondeurs de la terre.

Alors, les hommes ne connaissaient pas le repos, et pour étancher leur soif, ils devaient boire à la coupe des feuilles les perles de rosée et laper, comme font les animaux, dans les flaques boueuses au creux des roches.

Un jour, pourtant, un enfant partit à la recherche des sources de l’eau. A travers la forêt, il marcha pendant des jours, jusqu’à ce que ses pieds fussent en sang et son visage meurtri par les branches épineuses. Un soir qu’il se reposait au pied d’un arbre gigantesque, il vit quelque chose d’étrange. A coté de lui, une large colonne de fourmis noires avançait en ordre à travers les mousses, traçant une route qui surgissait du fond de la forêt et se dirigeait jusqu’à l’arbre. le jeune garçon les observa longtemps sans faire un mouvement de peur de les distraire. La colonne de fourmis s’enfonçait entre les racines du grand arbre, par une cavité qui semblait communiquer avec le monde du dessous.

L’enfant était tout de même effrayé, car il savait ce que les anciens contaient à propos du monde qui est sous la terre, ce monde où ne vivent que les fantômes sans bouche qui hument leur nourriture et ne voient jamais la lumière du jour. Puis il osa s’approcher très lentement de l’orifice et il vit que les fourmis, après être descendues sous terre, ressortaient en portant une goutte d’eau dans leurs mandibules.

Une émotion violente le saisit et le fit trembler. Il comprit qu’il venait de découvrir le lieu secret où était gardée toute l’eau du ciel. C’était le grand arbre kwipo, qui se dresse très haut au-dessus des autres dans la forêt, si haut que parfois le dieu du tonnerre le frappe de sa main et le déchire avec ses ongles de pierre.

Mais l’arbre était si grand et fort que l’enfant comprit qu’il ne pourrait en venir à bout tout seul. Il appela à l’aide, mais il était très loin des maisons des gens de sa tribu, et personne ne répondit à son appel. Seul, un pivert vola jusqu’à lui. Ensemble, l’enfant et l’oiseau creusèrent à la base du grand arbre. Jour après jour, l’un avec son bec, l’autre avec une hache de pierre, ils creusèrent le tronc de l’arbre, et la forêt résonnait étrangement de leur travail. Puis, un matin, l’arbre kwipo, rongé à sa base, commença à plier. Dans un grand craquement, pareil au bruit du tonnerre, l’arbre s’écroula sur la terre, et tandis qu’il tombait, l’enfant et le pivert se regardèrent avec leurs yeux étonnés, car le monde n’allait jamais plus être le même: des racines de l’arbre jaillirent les sources, le tronc si large et si grand devint le corps du fleuve, et les branches et les feuilles se perdirent dans la mer.

Depuis ce temps, les hommes connaissent l’eau des fleuves, et ils respectent les arbres kwipo qui la leur ont donnée – et les fourmis noires portent toujours, en signe des temps anciens, la goutte qui brille dans leurs mandibules.

J.M.G. Le Clézio

Légende des Indiens Embera (Colombie-Panama). Jean-Marie Gustave Le Clézio, jadis, a vécu parmi eux. «…Les Indiens ne représentent pas la vie, ils n’ont pas besoin d’analyser les événements. Au contraire, ils vivent les représentations des mystères, ils suivent les traces peintes…» (HAI – Champs, Flammarion).

(Le Passe-Muraille, no 19, Juillet 1995)

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