Idiots utiles et clercs obscurs…
Quand Jeannine Verdès-Leroux s’en prenait au «terrorisme» de Pierre Bourdieu. Après avoir déculotté les «idiots utiles» du communisme et du fascisme, la chercheuse non alignée s’attaquait au fameux maître à penser…
par Pascal Ferret
Lorsque nos descendants feront le bilan des aveuglements des intellectuels du XXsiècle en matière de politique et de pouvoirs divers, ils ne pourront ignorer quelques livres d’une petite dame aussi blonde qu’obstinée, dont les recherches solitaires se fondaient sur une certaine idée de la responsabilité des élites pensantes, dans le droit fil de La trahison des clercs de Julien Benda.
La très substantielle enquête ayant abouti à La lune et le cau- dillo, décrivant l’incroyable complaisance, Sartre en tête, des in-
tellectuels occidentaux jouant les «idiots utiles» du dictateur au mépris de l’idée de liberté et de justice et au dam des persécutés du régime, a valeur exemplaire.
C’est cependant en France que Jeannine Verdès-Leroux avait commencé ses investigations en étudiant, d’une part, l’histoire des relations des intellectuels avec le Parti communiste et, d’autre part, les liens de la littérature et de la politique à l’extrême droite, des années trente à la Libération.
Plus récemment, c’est au sociologue Pierre Bourdieu que notre justicière impavide a choisi de » s’en prendre. Dernier gourou d’une partie de l’intelligentsia contemporaine, jamais communiste au demeurant, Bourdieu n’en exerce pas moins, selon elle (et bien d’autres le pensent avec elle) un véritable «terrorisme sociologique» qui méritait d’être épingle. Entretien.
— Quelles circonstances vous ont amenée à vous en prendre à Bourdieu?
— A l’origine, il y a ma réaction à la lecture d’un texte d’une vingtaine de pages, intitulé Comprendre et figurant à la fin de La misère du monde. Bourdieu nous y explique comment mener un entretien avec les «dominés», en des termes qui m’ont paru d’autant plus révoltants que j’avais procédé pour mes propres recherches, sur le terrain, à de nombreux entretiens avec des gens «simples». Bourdieu présente l’entretien comme une relation très compliquée, ou les «dominés» se sentent complètement inférieurs. Celui qui interroge, d’après Bourdieu, a une mission socratique qui consiste à faire parler ces «pauvres gens».
Or je l’ai constaté en parlant avec des pêcheurs, des gardiens de phare, des couturières à domicile, des charpentiers qui avaient quitté l’école à 12 ou 13 ans: ces gens, si l’on s’y prend bien avec eux, ne se sentent pas du tout inférieurs. Du coup, je me suis mise à écrire un article à ce propos, que j’espérais pouvoir publier. Puis je me suis aperçue qu’il était jugé inconvenant, aujourd’hui, de s’en prendre à Bourdieu.
De fil en aiguille, j’ai repris la lecture de tous ses livres — plus de 10 000 pages, pas vraiment amusantes je vous l’assure! — et ce que j’y ai trouvé de décidément énorme m’a incitée à m’exprimer.
— On a parlé de «dépit amoureux» à votre propos, incriminant votre ancienne collaboration avec Bourdieu. Qu’en est-il exactement?
— Parler de dépit amoureux est ridicule. Il est vrai que, durant quelques années, j’ai suivi le séminaire de Bourdieu à l’Ecole normale supérieure, comme de nombreux autres chercheurs. Dans le climat post-soixante-huitard très politisé de l’époque, j’y ai trouvé un climat plus serein et sérieux qu’ailleurs, y ai présenté un séminaire sur les rapports des intellectuels avec le Parti communiste, et Bourdieu a publié plusieurs de mes articles dans sa revue. Cela ne faisait pas pour autant de moi une groupie ou je ne sais quoi. J’ai toujours été chercheuse indépendante.
— Vous avez cependant lu les livres du Bourdieu de l’époque. Or a-t-il tellement changé?
— La reproduction, qui date de 1970, écrit en collaboration avec Jean-Claude Passeron et prétendant apporter les éléments d’une théorie du système d’enseignement, m’a paru un livre ridicule. Par la suite, j’ai été scandalisée par la façon dont Bourdieu présentait le travail des enseignants et des universitaires dans Homo academicus. Tout y est donné sur le ton du réquisitoire et avec une hauteur, un mépris des gens et de leur travail qui m’a ulcérée.
— Vous vous en prenez d’abord à la langue de Bourdieu. Pourquoi cela?
— Parce que cet illisible sabir me semble traduire une pensée contrainte de se sophistiquer pour se donner des airs de profondeur. Lisez ses terrifiantes Méditations pascaliennes, et ensuite lisez Pascal… pour ne pas citer la prose limpide de Braudel ou de Philippe Ariès. Il n’y a pas, chez Bourdieu, l’expression simple d’une pensée organique, mais la construction laborieuse d’une langue artificielle à base d’idéologie.
— Vous reprochez à Bourdieu de n’être pas «en phase» avec son époque. N’est-ce pas un paradoxe?
— Ses interventions publiques sont une chose, et sa méthode d’analyse une autre. Quand un intellectuel de ce calibre choisit de proposer Coluche à la présidence, il y a déjà de quoi se poser des questions. Plus grave cependant: c’est que Bourdieu voit le monde comme un sociologue du XIXe siècle. Qu’il parle des exclus ou de l’art, de l’Algérie ou de littérature, ce n’est jamais en homme de terrain ou en connaisseur aimant, mais en idéologue qui plie les réalités aux nécessités de son système. Son analyse du métayage en Kabylie est très significative à ce propos. Si c’était le fait d’Européens, il crierait au servage, tandis que le phénomène lui paraît, en milieu arabe, comme un modèle de la relation d’homme à homme. Il est vrai qu’il ne connaît même pas la langue de ceux sur lesquels il se «penche»… En art et en littérature, il aligne des lieux communs de philistin, ramenant tout à des phénomènes de carrière et de pouvoir. Mais s’est-il jamais appliqué sa critique à lui-même?
— Le débat s’est-il ouvert entre lui et vous?
— Son refus de discuter a été absolu dès le début. Ceux qui s’opposent à ses idées ne sont pas des interlocuteurs mais des ennemis, des «malveillants» ou des «malvoyants». Venant d’une femme, la contradiction semblait encore plus irrecevable, et ce que j’ai subi de la part de ses dévots prouve que je ne suis pas loin de la vérité en parlant de «terrorisme»…
(P.F.)
Jeannine Verdès-Leroux. Le savant et le politique. Essai sur le terrorisme sociologique de Pierre Bourdieu. Grasset, 249 pp. Pour mémoire: La Lune et le caudillo. Le rêve des intellectuels et le régime cubain (1959-1971), L’Arpenteur, 1989.