Le Passe Muraille

Hugo Loetscher le franc-tireur

 

Au premier rang des auteurs alémaniques, le chroniqueur-romancier zurichois Hugo Loetscher  s’est imposé comme un observateur lucide et nuancé du monde contemporain. Entretien à Zurich en juillet 1995.

Gian Gaspard Kasperl

Lorsqu’on demande à Hugo Loetscher en quel animal il lui plairait de se réincarner, l’auteur de La Mouche et la Soupe répond avec malice que la position du Steinbock,  dont le mot désigne à la fois, en allemand, son signe zodiacal du Capricorne (il est né à Zurich le 22 décembre 1929) et ce leste et robuste guetteur des cimes que nous appelons bouquetin, lui conviendrait assez. Solitaire et cependant solidaire du troupeau: tel est de fait le romancier du Déserteur engagé, portrait mémorable d’un héros de notre temps qui lutte pour s’immuniser contre toute forme d’asservissement social ou mental.

Sans doute son extraction familiale modeste (son père, ouvrier, a connu le chômage dans les années trente) explique-t- elle le sens des réalités concrètes manifesté par le journaliste et l’écrivain, que ses études à l’étranger (notamment à Paris, d’où il tient sa parfaite maîtrise de notre langue) et ses multiples voyages (surtout en Amérique latine) ont exercé au «décentrage» critique. Contestataire non dogmatique, Hugo Loetscher fut l’un des premiers à s’intéresser au sort du tiers monde sans en faire un fonds de commerce idéologique.

Tous azimuts, ses prises de position se distinguent par leur mélange d’ouverture critique et de clairvoyance constructive. En outre, la clarté d’esprit, l’érudition joyeuse et l’humour, qui n’excluent pas la profondeur, imprègnent également l’œuvre de ce bon génie de la Cité.

– Après les dernières votations concernant la Lex Furgler, on a parlé d’une cassure dramatique entre Alémaniques et Romands. Qu’en pensez-vous?

— Ce résultat m’a personnellement surpris et beaucoup déçu, qui signale une croissante hostilité, dans notre pays, envers tout ce qui est étranger. Cela étant, le clivage réel ne sépare pas, à mes yeux, la Suisse romande de la Suisse alémanique. Avec la votation sur l’Europe, on a pu voir, déjà, que les régions urbaines et la jeunesse alémaniques sont aussi ouvertes que les Romands. Pour moi le grand problème est une cassure entre une certaine conscience de la vie moderne, qui engage à l’ouverture, et la crispation traditionaliste contraire. Ce qui est fâcheux, c’est que les cantons primitifs deviennent représentatifs de la Suisse alémanique. Les villes ont joué un rôle important dans le développement de l’histoire suisse, mais l’idéologie nationale ne parle toujours que des paysans. Je n’ai rien contre le jodel, mais je trouve absurde que cette musique devienne l’emblème de l’art helvétique! La Suisse est un pays moderne, industrialisé, avec tout ce que cela signifie de positif et de négatif.

– Pensez-vous qu’il y ait une «culture suisse»?

– Je ne me fais pas d’illusion sur les grands élans de curiosité réciproque des Confédérés, mais je crois qu’il y a des éléments de conscience culturelle commune, et cela commence par le plurilinguisme. Chacun de nous dispose d’une langue maternelle, mais très tôt on prend conscience qu’il y a d’autres langues. Cela instaure aussitôt un sentiment de relativité par rapport à sa langue et sa culture. C’est une chance pour notre pays. Il y a d’ailleurs, dans ce phénomène, une valeur dont l’idéal européen devrait s’inspirer.

– Comment l’image de notre pays vous apparaît-elle, à vous qui avez beaucoup voyagé?

– On a passé des clichés idylliques aux clichés diaboliques de ce que j’appelle le jodel négatif. Des meilleurs, nous sommes devenus les pires. Mais c’est encore pour faire figure d’exception! A me yeux, la phrase la plus subversive, dans ce pays, consiste à dire que nous sommes aussi moyens que les autres… Ce que je défends, pour ma part, c’est l’idée de démocratisation de la démocratie. Il n’y a pas une démocratie suisse tombée du ciel, mais une évolution vers plus de démocratie. Depuis quand la démocratie existe-t- elle pour les femmes? Une vingtaine d’années! Gottfried Keller, ce démocrate libéral, était contre le droit de vote universel. Or, quand on réalise que ce qu’on appelle démocratie a toujours dû se redéfinir, on ne peut pas être choqué par la situation actuelle. Le fédéralisme d’aujourd’hui doit évoluer et s’adapter à un autre fédéralisme plus large, de niveau européen. Pour intégrer ce mouvement progressif dans la révision de la Constitution, le classique «Au nom de Dieu» initial devrait être ainsi «Au nom de la Révision».

 – Comment concevez-vous votre identité, et celle de la Suisse?

— Individu ou communauté, on ne se connaît que par les autres. L’identité ne se définit pas dans une commission. J’ai pour ma part, toujours eu un problème avec ce terme d’identité. Il n’y a que les morts qui aient une identité définie. Dans ma vie je suis Suisse, Alémanique, pratiquant la langue de Goethe, mais influencé par l’Autrichien Robert Musil et le Français d’Algérie Albert Camus, etc. Il peut se trouver que je m’entende mieux avec un Brésilien qu’avec mon voisin zurichois. Ce qui m’intéresse, alors, c’est ce qui me construit par le jeu de ces relations—multiples. Si je n’aime pas la guerre, c’est parce que la guerre est l’identité totale. Les idéologies nationalistes, pareillement, réduisent les autres à des entités mortes. Dans mes romans, ce n’est jamais l’individu comme tel qui m’intéresse, mais l’individu dans ses relations.

 – Vous qui dites détester les superlatifs, quels rapports entretenez-vous avec l’Absolu?

– Comme il en allait de mon ami Dürrenmatt, avec qui je parlais souvent de ces thèmes, mes livres ont des aspects religieux. Les Egouts peuvent être lus comme une parabole du mal qui entre dans le monde. Pour Immun, le protagoniste du Déserteur engagé, personne ne peut supporter le monde en tant que tel. La conscience qui se forge alors pour supporter cette totalité relève peut-être de cette réalité qu’on appelle Dieu, lequel n’a rien évidemment de clérical, y a là comme une ironie supérieure, dans ce Dieu dont la fonction serait de supporter sa propre création… Bien sûr, si Dieu est l’Absolu, il doit exclure les autres, et c’est tout le problème de la coexistence des religions. D’un point de vue plus essentiel, je dirai qu’il y a un moment inexplicable dans la vie humaine. On peut dire beaucoup de choses d’un individu, mais il y a toujours un «reste». Peut-être est-ce la que réside notre secret?

Hugo Loetscher, La Mouche et la soupe, et 33 autres animaux dans 33 autres situations. Traduit de l’allemand par Jean-Claude Capèle. Fayard, 1 88 pages. A lire aussi: Le Déserteur engagé. Belfond, 1989. Si Dieu était Suisse. Fayard, 1991. Le Coq Prêcheur. Fayard, 1 994.

(Né à Zurich en 1929 où il a entrepris ses études de sciences politiques et de sociologie, Hugo Loetscher a partagé sa carrière entre l’enseignement universitaire, le journalisme littéraire et politique (à la Weltwoche, dans la revue Du et à la NZZ, notamment), de fréquents séjours en Amérique latine ou en Extrême- Orient, et son travail d’écrivain. Depuis 1965, il a publié une douzaine de livres (romans, chroniques, essais sur des artistes tels Varlin ou Giacometti) qui lui ont valu de nombreuses distinctions, dont le Grand Prix Schiller et le Prix de littérature de la Ville de Zurich. Hugo Loetscher est décédé le 18 août 2009)

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