Le Passe Muraille

Horloges et litanies

 

Un extrait inédit de ses listes et autres Miettes de mémoire,

par Henri Ronse

Les îles aux nids d’hirondelle, si chères aux Chinois qui dégustent au matin, trempés dans une eau bouillante et sucrée, les fruits du long travail de ces oiseaux sauvages qui mettent cent jours et plus à créer, de leur salive uniquement, ces friandises où les somptueux débauchés vont puiser, dans les saveurs des choses les plus riches et les plus exquises arrachées à la mer, un regain de vigueur qui les porte aux excès de la prochaine nuit.

Diversité des couleurs du temps compté par le gnomon, la clepsydre, le cadran solaire, l’horloge astronomique, les marées, la chandelle, le sablier, le chronomètre de marine, l’horloge-bétail des Nuer d’Afrique, le foliot, les pointeuses d’usine, l’horloge olfactive des Moré d’Amazonie, les horloges à encens des Chi-nois, les cloches des églises, des beffrois, des couvents, les sonneries des trompes et des cors, les horloges à automates, les pendules, les coucous, les horloges monumentales des temples du chemin de fer, l’horloge parlante, la montre-bracelet, l’horloge biologique, la montre à quartz, les calendriers électroniques…

Le petit cimetière des dunes à Mariakerke où nous avons enterré ma grand-mère au côté de son irascible mari revenu des geôles nazies pour mourir dans ses bras et qui continue, j’imagine, de se chamailler avec les hôtes des tombes voisines, ses amis Serruys et Ensor: «plus personne», me dit-on, «ne fut enterré là depuis» – et j’aime à me promener parfois dans cet enclos des morts, en dessous du niveau de la mer, en compagnie de la mouette rieuse, non loin du bunker où pour la première fois s’offrit à mes sens étonnés, avec la perte de mon pucelage, l’océan infini de la jouissance des filles.

Litanie des vocations: tennisman, cinéaste, écrivain, tenancier de maison close, portier d’hôtel, maraîcher, livreur de journaux dans l’aube des grandes villes, metteur en scène, acteur (parfois), gentleman-farmer ou maquereau, pianiste de bar, veilleur de nuit dans un hôtel proche de Montparnasse, barman, ship chandler à Lübeck ou à Kiel, directeur de revue, bibliothécaire ou professeur de philosophie, restaurateur, ethnologue, voyageur et dandy (à la manière de Barnabooth), éditeur, VRP, libraire dans une province reculée, marchand d’art au Canada, botaniste ou joueur professionnel, ivrogne aux colonies, apprenti sorcier.

Litanie des ponts: le pont de Brookyin, le Ponte Vecchio à Florence, le pont des Soupirs, le pont de Tancarville, le pont de Van Gogh (et celui d’Hokusaï), le Pont Traversé de Jean Paulhan, Bonaparte au pont d’Arcole (et le tableau qu’il inspira à David), le pont de la rivière Kwaï, le pont du Gard, le pont Saint-Charles à Prague et ses statues, Le Pont de Hart Crane, le pont de Kehl qui enjambe le Rhin pour réunir la France et l’Allemagne, le Pont- Neuf et tous les ponts de Paris, le pont des suicidés à Lausanne, le pont sur le Niagara, le pont de Maracaibo, le pont sur le canal Saint Martin avec les ombres d’Arletty et de Jouvet, le pont Saint-Ange et les sculptures du Bernin, le pont de Londres dans le Waste land de T. S. Eliot, le pont Mirabeau dans la voix lourde et lente d’Apollinaire,…

En répons, s’épousant, se contredisant, se complétant de Dürer à Münch, du charpentier d’Aldorfer à la méditation sur le Christ mort de Carpaccio, de Job à Cranach, de la stryge de Meryon (avec au loin la tour Saint-Jacques) à Boswell, du portrait photographique de Hugo (si lourde, la tête dans la main) à celui peint par Reynolds de Laurence Sterne, du visage et des yeux de JLK à la voix de Robert Rimbaud, éminente et lasse, des «veilleurs de chagrin», enfants le front collé aux vitres dans tous les dimanches de toutes les provinces à mon état de chaque jour – la liste des figures, atours et attitudes de la mélancolie.

Vocations secondes: ventriloque ventripotent, acteur de vaudeville, bookmaker, taxidermiste, rentier dans le Vieux-Nice, nautonier sur le Nil, mandataire aux halles de Paris, mandarin chez les Ming, pompiste dans les Bas-ses-Alpes, coiffeur pour dames, lanceur de couteaux dans un petit cirque de toile, paysan du Danube, gardien d’un «musée civique» en Italie du Centre, patineur sur le canal gelé de Damme à Bruges, bistrotier à Belleville, libraire à Montparnasse, préparateur de fonds pour un peintre célèbre, loufiat, portier de nuit dans un bar à Pigalle, croupier à Macao, cracheur de feu (comme mon ami Satana), historien des primitifs de Rimini.

L’inauguration, au printemps 1913, du Théâtre des Champs-Elysées, conçu par l’architecte Auguste Perret, qui réunit pour la première audition du Sacre du Printemps, dans la chorégraphie de Nijinsky, Gide et Claudel, la princesse de Polignac, Ravel et Debussy, Henry James et le jeune Marcel Proust, le papillon Cocteau égaré parmi les robes de Poiret, les Gulbenkian, les Van-derbilt et les Rothschild, Isadora Duncan, Réjane, Sarah Bernhardt, Joseph Conrad et Blaise Cendrars qu’une créature couverte de diamants rendue folle par la musique de Stravinsky assomma presque, lui brisant sur la tête un strapontin tout neuf, si bien, dit-il, qu’il a passé «le restant de la nuit à boire le champagne à Montmartre avec Stravinsky, Diaghilev, des danseurs et des danseuses de la troupe des Ballets Russes portant ce strapontin en collerette et le visage rayé d’égratignures sanglantes».

Entre la place du Colonel Fabien et le bas de Belleville, quelques visages du quartier qui m’accueillit après que la Belgique m’eut insulté et banni: Arméniens languides et sinueux, Chinois impénétrables, Polonais enchifrenés d’alcool, lutteurs turcs au large cou, Réunionnais replets, Mauriciens rieurs, Portugais maussades, des cousettes asiates affairées et rieuses, des Italiens esseulés et qui ne chantent plus, d’anciennes princesses thaïes qui tiennent gargote dans les premiers numéros de la rue de Belleville, le boulanger légionnaire de La Baie des Anges, les intermittents du spectacle à l’heure du pointage assemblés dans la rue Vicq- d’Azir, de lentes et lourdes Africaines en boubou, des Berbères magnifiques, des bonnes philippines, la sublime araignée peul, bleuité fauve glissant sur le bitume, des juifs rabbiniques en barbe et chapeau et l’idiot de Hong- Kong que l’on tolère à la terrasse du bistrot, toujours penché, berçant sa peine par un branle lent de la tête et du buste.

Les 90 parfums de Luigi Calabrese arrivé d’Italie à Paris en 1947 pour turbiner à Montparnasse les glaces et sorbets qu’il offrait autrefois à ceux qui sortaient des théâtres rue de la Gaîté, aujourd’hui quelques mètres plus bas, rue d’Odessa, dans sa boutique de formica et de néon où je vais parfois rêver sur son visage en songeant à Saba, à Leopardi, à l’Italie, à la Sicile compliquée et en puisant des forces pour la nuit dans le café espresso à l’unique parfum allongé d’un nuage de lait – de lait délicieux, tiède, qui corrige l’amertume, comme les yeux de cet homme bon dont j’aime en sortant dans la ville fredonner à mi-voix, rue d’Odessa, le nom aux syllabes sonores en faisant bien rouler le «r»: Luigi Calabrese.

H. R.

Henri Ronse vient de publier Miettes de Mémoire aux Editions NIL, premier volume de ses listes.

(Le Passe-Muraille, No 39, Décembre 1998)

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