Le Passe Muraille

Homère aux Caraïbes

 

Le Nobel de littérature 1992 nous révèle un étonnant poète des Caraïbes en la personne de Derek Walcott,

par Pascal Ferret

C’est un poète magnifique que Derek Walcott, dont nous ignorions encore tout il y a quelques semaines de ça. Lorsque le Nobel lui a été décerné, nous sommes ainsi tombé des nues, avec le premier réflexe de conclure au gâtisme de ces messieurs les académiciens. Pour tout dire nous attendions le maître flamand Hugo Claus ou peut-être V. S. Naipaul le grand déraciné rempoté dans le terreau de Sa Gracieuse Majesté. Et voilà qu’on nous balance le nom d’ un inconnu au bataillon des valeurs homologuées par la République des lettres françaises. Derek Walcott ? Pas une mention dans les répertoires de notre langue ! Pas une traduction ! Alors comment y croire ?

Douter de la «Fouance» ?
Ce qui est sûr, c’est qu’en dépit de la véhémente polémique lancée par George Steiner contre la nomination d’ illustres méconnus (tels le Grec Odysseus Alepoudhelis dit Elytis, ou les Suédois Eyvind Johnson et Harry Martinson) et le manque d’ engagement proprement littéraire des vénérables de Stockholm (qui ont tout de même loupé Proust et Ramuz, Joyce, Nabokov et Graham Greene !), le choix de cette année a le double mérite de nous révéler un poète immédiatement enthousiasmant et d’ inciter l’ édition française à se pencher sur une œuvre outrageusement oubliée jusque-là. Notons en effet, dans la foulée, que des nombreux recueils de W alcott publiés en anglais, une seule petite maison de Strasbourg, à l’ enseigne de Circé, avait en chantier la traduction du Royaume du fruit-étoile datant de 1979 et qui, parue ces derniers temps, nous plonge aussitôt – grâce à la version très inventive de la poétesse Claire Malroux en regard de laquelle se déploie le texte original – dans un maëlstrom d’images et de sensations, de saveurs et de chatoiements, de réflexions, d’émotions, d’invectives et d’étonnantes visions lyriques.

Ce qu’il faut souligner en premier lieu, c’ est le caractère narratif et puissamment épique de la poésie de Walcott, dont la littérature française a perdu la tradition depuis Cendrars, à quelques exceptions «exotiques» près. En outre, l’ on est immédiatement saisi par la puissance évocatrice, onirique et sensuelle mais non moins chargée de sens, de cette poésie si directe et si substantielle dans son surgissement.

Le royaume du fruit-étoile s’ ouvre sur un long poème évoquant la navigation fantomatique du schooner Flight à bord duquel s’embarque le «nègre rouge» Chabin, mi-contrebandier mi-poète. D’emblée s’imposent à la fois le souffle et la verve cinglante d’un barde populaire des Caraïbes en phase avec les «taudis de l’empire», et le chant profond d’un va-nu-pieds supercivilisé revendiquant la mémoire et la vitalité de sa culture. Avec une grâce majestueuse, Walcott entremêle à tout moment les éléments mythiques et les notations prosaïques, au point qu’ il nous semble être emporté dans une manière d’Odyssée contemporaine. La splendeur plastique de ses images marines rappelle évidemment le vieil Homère, dans le sillage duquel il a d’aileurs inscrit un autre cycle poétique intitulé Omeros.

Stigmatisant la corruption de son «île merdique», Chabin s’ impose comme le lien vivant entre ses ancêtres noyés dont les voix remontent des grands fonds, et ses congénères du village planétaire. Conscient de «la douleur d’ histoire contenue dans le mots», il nous semble revenu du bout de la nuit pour dire leurs quatre vérités aux hommes de partout. Or ce qu’ il faut souligner, en dépit d’accents véhéments, c’est que la parole de Walcot se dégage de la rhétorique convenue de l’anticolonialiste ou des zélateurs de «pureté ethnique», en métisseur fécond. «Tels des lasers de néon lancés sur les bancs de sable/les discos fracassent la musique des sphères/et, une à une, la science infecte les étoiles», écrit-il certes dans son évocation des Iles vierges, mais qu’on se garde d’y voir une admonestation univoque. La mauvaise conscience, Walcott la partage amplement, sans donner au demeurant dans l’ autoflagellation d’ un Naipaul. Aux antipodes de la lucidité mélancolique de celui-ci, Walcott surmonte les ambiguïtés du métissage, ou les complexes du colonisé, par l’universalité de sa poésie. Ainsi rapproche-t-il,

Derek Walcott notamment, l’Egypte et Tobago, le Bengale et les States, le Gange et la Néva – dans l’ admirable hommage à Mandelstam intitulé «Forêt d’ Europe»:

Notes de piano, les dernières feuilles se détachaient,

laissant dans l’ oreille l’ écho de leur ovale;

avec ses pupitres sans grâce, la forêt d’hiver

semble un orchestre absent, ses portées

noires sur les partitions de neige éparses…

Né il y a 62 ans à Sainte- Lucie, dans les Antilles britanniques, Derek Walcott tient sa franchise de langage de l’ Amérique (il enseigne l’écriture à Boston), mais la pureté de sa langue est anglaise, son âme créole et le bleu de Delft de ses yeux trahit probablement une lointaine ascendance hollandaise. Lorsqu’on lui demande s’ il n’ éprouve pas quelque gêne à s’ exprimer dans la langue du colonisateur, Walcott répond qu’une langue n’a jamais asservi quiconque, et que sa double souche anglo-créole est un privilège. Qu’on ne s’étonne pas, d’ailleurs, de ce que sa poésie a manifestement de shakespearien dans son chatoiement et ses rythnmes, ou son mélange d’ archaïsme et de gouaille truculente: c’est qu’à Sainte-Lucie, affirme encore le poète, survit une langue aux multiples tour- nures élisabethaines.

Trempée et retrempée dans la pratique théâtrale (il a fondé et longtemps animé, avec son frère jumeau Roderick, le Theatre Workshop de Trinidad, fameux aux Antilles), sa langue réalise la fusion de la grande tradition poétique anglaise (du Big Will à Yeats, Eliot et Auden) et de la source populaire. A dix neuf-ans déjà, lorsqu’il publia ses premiers poèmes, il se voyait ainsi en «poète enthousiaste et exubérant, follement amoureux de l’ anglais, mais, dans la pénombre chargée de dialecte où se pressent seaux d’eau et marchands de poisson, conscient de la pauvreté nue et volubile»…

P.F.

(Le Passe-Muraille, No 4, décembre 1992)

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *