Sept Histoires brusques
Pour redécouvrir István Örkény
Traduction française de Fabrice Pataut
Le grand auteur hongrois István Örkény (1912-1979) a écrit de nombreuses micro histoires ou mini nouvelles, ou, si l’on préfère, de multiples micro récits qui sont ni plus ni moins, selon l’heureuse expression de Tibor Tardos, que des minimythes (Minimythes, textes choisis et adaptés du hongrois par Tibor Tardos, Gallimard, coll. Du monde entier, 1970).
J’en ai sélectionné sept pour les traduire à nouveau en français en m’inspirant librement de la traduction anglaise de Judith Sollosy (One minute stories, Corvina, 1995). On pensera à Machado de Assis et à Alphonse Allais, mais aussi à Piñera et à Kafka. Örkény est un monde à lui tout seul, drôle, absurde et terrifiant à la fois. Et puisque tout arrive ici soudainement en dépit du bon sens, avec rudesse et précipitation, j’ai choisi d’appeler ce qui suit « Histoires brusques ». (F.P.)
1.
PETITE ANNONCE NOSTALIGIQUE
Doit échanger de toute urgence un deux pièces au troisième étage, place Joliot-Curie, avec placards sur mesure dans la cuisine et vue imprenable sur l’aigle de la place des héros, contre un deux pièces au troisième étage, place Joliot-Curie, avec placards sur mesure dans la cuisine et vue imprenable sur l’aigle de la place des héros. Peu importe le prix.
2.
FAUTE DE FRAPPE TÊTUE
(CORRIGENDUM)
Mardi dernier, notre journal rapportait que l’Académie Suédoise des Sciences avait décerné un doctorat honoris causa à un éminent scientifique hongrois dont le nom, à notre grand regret, a été imprimé dans le titre avec erreur comme étant celui du Dr. Pierre Paul Paulpierre. Le nom du docteur Pierre Paul Paulpierre a également été écorché dans le corps de l’article. Le véritable nom du physicien de renom aurait dû apparaître comme celui du Dr. Pierre Paul Paulpierre.
3.
NOUVELLE DES ANNÉES 50
Le mineur Márton Haris, résident de la ville minière de Borsodbánya dans le comitat de Borsod-Abaúj-Zemplén, s’est mis au lit hier soir. Il s’est glissé dans les draps, a allumé une cigarette, l’a fumée jusqu’au bout, a éteint la lumière, s’est tourné vers le mur et s’est endormi profondément.
4.
IN MEMORIAM Dr H. G. K
« Hölderlin ist Ihnen unbekannt ? * demanda le Dr H. G. K. en creusant la fosse pour la carcasse du cheval.
— C’est qui ça ? grommela le garde allemand.
— L’auteur d’Hypérion, entre autres, répondit le Dr H. G. K. qui nourrissait une passion authentique pour les explications. La plus grande figure du romantisme allemand. Et Heine ? ajouta-t-il avec optimisme.
— C’est qui tous ces types ? grommela le garde avec plus de force encore.
— Des poètes…, répondit le Dr H. G. K. Mais Schiller… Vous avez sûrement entendu parler de Schiller ?
— Évidemment, dit le garde en hochant la tête.
— Et Rilke ? insista le Dr H. G. K.
— Oui oui, lui aussi », dit le garde allemand.
Sur quoi, tournant de la couleur du poivron, il tira une balle dans la nuque du Dr H. G. K.
* « Vous ne connaissez pas Hölderlin ? » (en bon allemand).
5.
LE CONDUCTEUR IMPRUDENT
Le livreur József Pereszlényi arrêta sa Wartburg immatriculée CO 75-14 devant le kiosque à journaux du coin.
« Donnez-moi le Budapest Herald d’aujourd’hui, dit-il.
— J’en ai plus.
— Alors donnez-moi celui d’hier.
— J’en ai plus non plus. En revanche, j’ai celui de demain.
— Avec le cahier cinéma pour la sortie des films ?
— Comme toujours.
— Parfait. Alors, donnez-moi donc celui de demain. »
Sur quoi, Pereszlényi reprit le volant. Il trouva le cahier cinéma. Au bout d’un moment, il avisa un film tchèque, Les amours d’une blonde *, dont il avait entendu dire du bien. Le film se jouait au Lagon Bleu sur la rue du Golgotha et la prochaine séance était à 17h30.
Cela lui donnait largement le temps. Il continua à feuilleter le journal. Il tomba sur un fait divers à propos d’un livreur répondant au nom de József Pereszlényi dont la Wartburg immatriculée CO 75-14 avait dépassé la vitesse autorisée à quelques mètres seulement du cinéma Le Lagon Bleu sur la rue du Golgotha et avait percuté un camion de plein fouet. Le livreur imprudent était mort sur le coup.
« Ça alors, j’y crois pas », lança Pereszlényi à la cantonade. Il jeta un coup d’œil à sa montre. Il était presque 17h30. Il fourra le journal dans sa poche et, dépassant la vitesse autorisée à quelques mètres seulement du cinéma Le Lagon Bleu sur la rue du Golgotha, il percuta un camion de plein fouet. C’est ainsi que pauvre homme mourut avec les nouvelles du lendemain dans sa poche.
* Le film, sorti en 1965, est de Milos Forman, la figure majeure de la Nouvelle Vague tchèque.
6.
FIERTÉ PROFESSIONNELLE
On ne me manipule pas aussi facilement que ça. Et puis, je sais très bien me contrôler. De longues années de travail assidu, la reconnaissance de mes succès et à vrai dire mon avenir tout entier pesaient dans la balance. Je gardai pourtant un visage impassible.
« Je suis un artiste spécialisé dans les animaux, dis-je
— Qu’est-ce que vous savez faire ? demanda l’impressario.
— Je peux imiter le chant des oiseaux.
— Je suis vraiment désolé, dit l’impressario. C’est très vieux jeu.
— Vieux jeu ? Le roucoulement de la colombe ? Le pépiement du moineau des roseaux ? Le gazouillement de la caille ? Les trilles du rossignol ?
— Du passé, répondit l’impressio en réprimant un bâillement.
— Eh bien alors, au revoir », dis-je avec la plus grande politesse dont j’étais capable. Sur quoi, je tournai les talons et m’envolai par la fenêtre.
7.
MORT D’UN ACTEUR
Le célèbre acteur Zoltán Zetelaki s’est effondré et a perdu conscience dans la rue, tout près de la place Rákóczi, tôt dans l’après-midi. Les passants ont appelé une ambulance et l’ont conduit à toute vitesse à la clinique la plus proche. Malgré le recours aux dernières avancées de la science médicale, dont le poumon d’acier, tous les efforts pour le ramener à la vie ont été vains. À six heures et demi du soir, après une lente agonie, le célèbre comédien est mort et sa dépouille a été transférée à l’Institut d’Anatomie.
En dépit de ce terrible malheur, la représentation du Roi Lear de ce soir s’est passée comme prévu. Bien qu’il soit arrivé au théâtre avec un peu de retard et qu’il ne parut pas au meilleur de sa forme à l’acte I (il dut recourir plusieurs fois au souffleur), Zetelaki reprit des forces petit à petit. On peut dire qu’il était si convaincant comme roi mourant à l’acte V qu’il eut droit aux applaudissements enthousiastes d’un public debout.
Après la représentation, Zetelaki fut invité à dîner, mais il déclina cette offre. «Merci de tout cœur, dit-il, mais ma journée a été plus que difficile. »