Le Passe Muraille

Himalaya

Inédit.

« Ain’t no mountain high enough » (Diana Ross)

Par Philippe Testa

Julien avait des insomnies : il se réveillait au milieu de la nuit en pensant à ce qu’il aurait  à faire le lendemain. À sa droite, il y avait le bruit régulier de l’aiguille des secondes de son réveil, plus loin les vibrations du frigidaire et plus loin encore, parfois, un bourdonnement de voiture.

Ses pensées revenaient sans cesse aux mêmes préoccupations : dossiers à boucler, personnes à appeler, lettres à écrire, Élodie. Pour essayer de se rendormir, Julien visualisait des destinations de vacances. Ce n’était que clichés débordants de soleil tropical, de plages de sable blanc, entre hédonisme instantané et perfection d’agence de voyages, mais ça lui suffisait.

Dans cesmoments, Élodie flottait en apesanteur dans une eautransparente. Elle lui souriait. Elle était entrée en orbite autour de lui. Cela faisait six mois bientôt que Julien partageait son bureau avec Élodie et qu’elle était la seule autre créature de son microcosme. Le quotidien de Julien était fait d’une succession de petits plaisirs : Élodie portant un nouveau chemisier ou unejupe plus courte qu’à l’accoutumée, Élodie échangeant une ou deux plaisanteries avec lui, voire, ce qui arrivait, bien que très rarement, Élodie se laissant aller à quelques confidences. Des fois aussi, quand elle mangeait un sandwich ou unfruit, Julien avait l’occasion d’entrevoir sa langue. Rose, humide, voire carrément mouillée, organique. Julien l’imaginait sans peine en  contact avec la sienne propre, même si dans les faits, Élodie et sa langue avaient une relation avec un type qui s’appelait Diego et qui venait souvent les chercher en fin de journée.

À trois reprises, Julien avaitvoulu inviter Élodie à manger à midi. Les trois fois, Élodie avait décliné au moyen d’une excuse bon marché : c’est gentil, mais j’ai du travail, c’est gentil, mais j’ai des téléphones à faire,c’est sympa, mais je dois aller faire des courses.

Les choses auraient pucontinuer de cette façon pendant quelques éternités si,  par un beau matin de mai, M. Maret, le responsable des RH, n’était entré dans leur bureau, sourire aux lèvres, suivi par un type de vingt-cinq ans à peine.

— Je vous présente Niels Montana. Merci de l’accueillir et de lui montrer en quoi consiste le travail. Ils s’étaient serrés la main. Sourires, mots de bienvenue,formules creuses, paroles convenues. Niels débordait d’affabilité, il était pétri de timidité, il paraissait confit dans une empathie gélatineuse, mais surtout c’était un intrus qui rompait l’harmonie dans laquelle Julien avait l’habitude de vivre.

Les choses ne s’améliorèrent pas avec le temps, au contraire. Au fil des semaines, Niels prit de l’assurance. Il commençait à se sentir chez lui. Il semblait même subir une restructuration hormonale importante.En un sens, c’était normal :Élodie faisait ce genre d’effet. Julien aurait souhaité posséder une télécommande qui zappe les gens aussi facilement que les programmes TV, surtout lorsque Niels posait des questions à Élodie et qu’il écoutait ses réponses sans la quitter des yeux.

Un matin qu’il revenaitde la photocopieuse, Julien surprit une discussion entreNiels et Élodie. Ils avaientl’air de beaucoup s’amuser. Il était question d’un projet de trekking dans l’Himalaya, projet que Niels semblait apparemment vouloir concrétiser dans les meilleurs délais.

Élodie avait l’air fascinée, au point qu’elle déclara soudain :

— Ca me dirait bien departir là-bas.

Julien ne put s’empêcher de s’immiscer dans la conversation :

— Tu aimes la marcheen montagne ?

Elle répondit par l’affirmative. Niels voulut savoir si Julien avait lui aussi des projets de vacances.

— Non, pas encore,lâcha Julien. Que répondre ? Qu’il rêvait des Maldives, des Seychelles, de la Guadeloupe etque ses ambitions se limi-taient à la mer et aux pal-miers, n’importe quelle mer,mais en compagnie d’Elodie ?

— En tout cas, si tu en as l’occasion, ça vaut vraiment la peine d’aller visiter l’Himalaya, continua Nielsavec un sourire plein de bonnes intentions. C’est une vraie expérience. À quatre ou cinq mille mètres d’altitude, le ciel est différent. La nuit,on a l’impression d’être plus près des étoiles. Et le matin, si on est assez matinal, on peut admirer le lever dusoleil. L’aube en haute mon-tagne, il faut avoir vu ça.

Niels y croyait. Il était transporté. Élodie n’en perdait pas une miette.

— C’est vrai que d’habitude, quand on se lève tôt,c’est pour aller travailler, fit remarquer Julien.Il y eut un court silence,puis Niels expliqua qu’il fallait avoir certaines dispositions pour admirer une aubedans toute sa plénitude.

— Je suis tout à faitd’accord, dit Élodie. C’estune question d’état d’espritet de réceptivité. Moi aussi,je suis sensible aux levers desoleil.Niels était ravi. Il enrajouta une couche en déclarant que sous le ciel, on était en phase avec le bonheur, on faisait corps avec l’instant et qu’en plus des levers desoleil, il aimait aussi regarder les nuages changer de forme, ou, la nuit, les étoiles au travers, parce que ça donnaitl’impression qu’elles bou-geaient.

— C’est vrai que c’est important d’être attentif aux stimuli que la nature nous fournit, dit Julien. Moi, j’aime regarder le temps qu’il fait, surtout quand il fait beau.Son regard croisa celui de Niels. Il y eut un nouveau silence, puis Niels se leva etdemanda si quelqu’un voulait un café. Julien se retrouva seul avec une Élodie qui s’était replongée dans la contemplation attentive de son écran. Il aurait aimé qu’elle lui sourie, qu’elle lui parle, qu’elle le regardecomme elle regardait Niels.Il aurait aimé beaucoup dechoses.

— Je ne savais pas que tuétais attirée par la montagne,lui dit-il.

— Effectivement. J’ai toujours aimé ça. C’est entreautres pour ça que j’airompu avec Diego : il préférait aller en boîte plutôt quede sortir au grand air.

— Tu as rompu avecDiego ? Ca non plus je ne lesavais pas.

– Ca remonte à quelques semaines.

Julien lui fit remarquer qu’elle n’allait pas rester librelongtemps. Élodie sourit.

— C’est sympa de me comparer à une place de parc.

Julien protesta, ce qui élargit encore le sourire d’Elodie,puis il voulut savoir si elle aimait aussi l’océan, les plages des tropiques, le soleil et lespalmiers.

— Ca va. Pas spécialement. J’ai eu le temps de faire le tour de ce genre d’endroits, puisque pourDiego, vacances étaientsynonymes de bord de mer.

Niels revint avec les cafés. Élodie laissa le sien refroidirsur le coin de son bureau et se remit au travail, imitée par Niels. Julien retrouva son écran. Il avait l’impression d’avoir raté le coche, d’avoir mis la barre trop haut et d’avoir eu des ambitions qui étaient restées coincées au niveau de la mer. Peut-êtredevait-il à présent prendre del’altitude et rêver d’Elodiecalfeutrée dans une combinaison d’alpinisme, les lèvres gercées et le nez dégoulinant,et non plus flottant à moitié nue dans une eau transparente oscillante entre 28 et29 degrés centigrades.

P. T

 

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