Le Passe Muraille

Hellzapoppin et les Patagons

     

 Adios Schéhérazade, IV

par Alain Dugrand

À propos de Patagonie route 203 d’Eduardo Fernando Varela

Ainsi vit Parker… « Grâce au système de poulies qu’il avait lui-même conçu, le palan articulé sortit un à un les meubles de la remorque pour les déposer par terre. Parker les disposa en cercle, contre la masse du camion qui les protégeait des intempéries, puis il installa le reste des objets avec l’empressement d’une femme au foyer : un petit buffet à côté d’un meuble de cuisine, puis des étagères avec quelques livres et divers objets, suivis du grand lit, avec draps et couverture, sans le moindre pli, et la table de chevet. Il déroula ensuite le tapis, sur lequel il plaça des chaises et une table qu’il couvrit d’une nappe, ajoutant un vase de fleurs en plastique et un cendrier. » Routier au long cours, Parker trimballe du Nord, des mangues, des fruits exotiques vers des ports patagons discrets sur l’Atlantique. Discrets ? Bien entendu : son employeur, son mandataire plutôt, est le propriétaire marron d’une flottille de camions-frigos aussi pourris qu’il est possible. Le salopard n’irait pas jusqu’à piloter lui-même un gros-cul dans les tristes steppes patagones qui s’en vont mourir sur les fjords du détroit de Magellan et de Terre de Feu. Alors, il reste ce Parker croisé de hasard sur un parking désertique. Ce dernier fit l’affaire du margoulin : un mec errant rencontré dans la solitude bitumée ne lui coûterait pas cher, mais, de plus, ce type lui parut assez futé pour transporter ses cargaisons de contrebande par les pistes oubliées, les routes lamentables qui échappent aux flics et aux douaniers qui tiennent la Route nationale 203…

Les jours de cafard, mutique dans les méandres de sa propre solitude, Parker s’offre de longues pauses aux déserts. Alors, il tire son saxophone de l’étui, il puise dans son abondante réserve de clopes, il marchote un peu dans un néant de yuccas, il souffle des volutes jazziques en baillant aux corneilles, il absorbe des impressions d’une nature ravagée, bien éloignées des notations entomologistes du savant Bruce Chatwin et de son livre-culte, En Patagonie.

Volées de bornes après centaines de bornes, le blues de Parker s’allonge, s’étire sous des ciels jais, quand, par surprise, les volcans crachotent leur suie, l’atmosphère se nimbe d’un brouillard gazeux. Rios et rivières, parfois, débordent, emportent routes et les pylônes électriques. C’est un continent de sécheresse, de tempêtes et d’inondations, de troupeaux débandés, en fuites désordonnées, d’hivers cruels, d’étés mesquins dans ce monde du bout du monde. Quand les aléas le permettent, Parker, pilote désabusé, échange quelques dialogues avec des Patagons insensés, aussi blasés qu’il l’est lui-même. Imaginez une tombée de jour, un décor venteux, poudreux. Les lettres d’un néon lumineux dégueu, clignotent, ronronnent et clignotent : « Mécanicien. » Pas âme qui vive, sinon, près d’une roulotte, un zigue qui sort d’un chiotte de planches mal équarries. Il s’embraille patiemment, essuie ses mains sur un bleu de travail glaiseux :

-Vous me cherchez ?

– Vous faites atelier mécanique ?

– Non, coiffure pour chiens…

Parker comprend qu’il a perdu le round.

-Ah, vous êtes des marrants ici…

-Je sais pas, moi je suis pas d’ici, répliqua le mécanicien en haussant les épaules, toujours épargné par le souffle du vent, puis il indiqua un point dans le lointain :

-Moi, je suis de là-bas, du village de Mula Muerta, Mule Morte.

Dans une traduction épatante, François Gaudry célèbre ce premier roman argentin d’Eduardo Varela, lauréat du prix Casa de Las Americas 2919. Ruisselant d’un humour pimenté, Patagonie route 203 a plus affaire avec les frères Marx qu’au réalisme latino baroquiste des années 70… Au fil des pages, le lecteur découvre d’extravagants personnages, dingues, folâtres, burlesques. Ainsi, près d’une anse improbable, un reporter solitaire sillonne les rivages désertiques, il tente de localiser la carcasse d’un sous-marin U-986, une rumeur prétendant qu’en fuite, des demi-soldes nazis débarquèrent là avec un trésor sur le continent américain. C’est encore un couple vénérable de hippies suisses, voyageurs depuis une décennie en caravane dans le cul du monde, ils s’expriment dans un indéchiffrable volapük. Une tribu indienne de Trinitaires échoués là depuis quatre siècles sont hantés par le souvenir des Espagnols de la Conquista ! Une galerie de cintrés offre à ce roman l’allure dégingandée des meilleurs Chaplin. Helzapoppin au-delà du réalisme magique…

Au volant Parker dévale le flanc des collinettes, longe les déserts salés, la sierra neigeuse dans le lointain, et puis le sable, tout ce sable, des tempêtes de sable. Un bel après-midi, dans un Simoun de poussières, fakir dans ce vide primordial, désolation dernière, Parker, un long manteau flottant à la Sergio Leone, débouche sur la scène d’un film de Tod Browning. Son camion-frigorifique est en rade, alors, Parker se balade au cœur d’une fête foraine peuplée de freaks felliniens. Dans ce lieu-dit Montagne Trouble, aux franges du vallon sec intitulé Pampa de l’Enfer, s’élève un stand d’autos tamponneuses lamentables, une Grande Roue décentrée, le tunnel obscur d’un Train Fantôme, ses momies, mannequins racornis, ses loups-garous de plastique ravaudé. Eber et Fredy, Boliviens hâves, employés à tout faire, rabâcheurs de Bible verset par verset, nouent des dialogues évangélistes des plus tarés. Dans cette vogue d’apocalypse, nos hérétiques latinos parient sur la Résurrection prochaine en ravaudant les squelettes du train fantôme, capes de tissu éponge rouge sang, merdeux, cohorte de Frankenstein de chiffon. Puis, dans les travées de cette foire foraine absurde, Parker, ainsi des comédies italiennes, croise les yeux d’une Mayten. Celle-ci, la femme du chef, est chargée de la baraque ringarde du Jeu de Massacre. « Parker frissonna en renvoyant la jeune femme de près, au niveau du sol, dans ses vêtements qui moulaient son corps svelte, entourée de poupées en plastique, bouquets de fleurs artificielles, masques de carnaval, ballons de football, statues de la Vierge, vases, porte-photos avec paysages de montagne, bagues, colliers, bracelets fluorescents qui faisaient d’elle une déesse orientale vénérée sur son autel. (…) Une sensation, qui gisait apaisée depuis longtemps, s’éveillait en lui chaque fois qu’elle ramassait une balle et que son décolleté s’entrouvrait, prometteur de délices. »

Une fuite d’amour s’ébauche. En camion, le road-trip patagon se poursuit…

Scénariste pour le ciné, la télé, le sexagénaire Eduardo Varela habite entre Buenos-Aires et Venise, où il tient commerce d’incunables, de cartes géographiques et de planisphères  anciens ! Comme le dit l’un de mes vieux potes, un certain Varela : « Qui n’a rien vécu n’a rien à écrire. »

Avec Patagonie route 203, l’Argentin, pilote hors-pair, démontre que le pire décor peut supporter la plus dingue des fictions de cette rentrée littéraire 2020 fiévreuse…

A.D.

Eduardo Fernando Varela, Patagonie, route 203, (traduit de l’espagnol (Argentine) par François Gaudry). Editions Métailié.

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