Grossman à l’épreuve de la tragédie
L’édition française de Pour une juste cause, de Vassili Grossman, est enfin disponible. Elle permet d’avoir accès à un ouvrage qui plonge au cœur de la réalité de l’Union soviétique des années quarante et cinquante. Prélude documentaire et romanesque à Vie et destin.
Par Gian Gaspard Kasperl
Vingt années auront été nécessaires pour que les admirateurs de l’auteur de Vie et Destin aient accès au premier opus de Pour une juste cause (1). Les deux romans mettent en scène la vie de la famille Chapochnikov et de ses proches à l’époque de la bataille de Stalingrad. À l’image de Guerre et Paix de Tolstoï, les personnages de Pour une juste cause reflètent un moment historique décisif de l’histoire russe.
On se rappelle le sort de Vie et Destin dont le stencil même ne put échapper aux hommes du KGB en 1961-1962. Vassili Grossman avait heureusement confié une copie de son roman à l’un de ses amis poètes, Semion Lipkine, qui, en 1974, le remit à un autre écrivain, Vladimir Voïnovitch. C’est celui-ci qui expédia le roman en Occident sous la forme d’un microfilm. Il fallut attendre sept ans de plus pour que l’Age d’Homme publie le roman en russe et trois ans encore pour la version française.
Aujourd’hui, les deux morceaux que Grossman consacra à Stalingrad sont réunis. Deux morceaux, deux opus, mais pas deux tomes d’une même œouvre. Entre Pour une juste cause et Vie et Destin, l’écrivain soviétique est devenu un clandestin de la littérature, un homme qui a subi une crise philosophique et morale telle qu’elle va modifier de fond en comble sa perception du communisme. L’auteur de Pour une juste cause reste communiste même si le doute et la critique pointent leur nez dans le roman ; l’auteur de Vie et Destin a basculé dans la tentative de comprendre les deux grands totalitarismes du XXe siècle, le nazisme et le stalinisme, leurs ressemblances et leurs dissemblances. Pour une juste cause constitue donc le début d’une interrogation fondamentale, la genèse des questionnements qui hantent Vie et Destin.
Pour une juste cause est un roman de guerre qui commence le 29 avril 1942 et s’achève à l’automne de la même année. Une unité de temps qui n’empêche pas l’auteur de rappeler le passé récent de l’Union soviétique : la terrible débâcle qui, depuis le 22 juin 1941, plonge le haut commandement militaire dans la dépression et l’Armée rouge dans le chaos, de reculades en défaites.
À l’été 42, la VIe armée allemande de Von Paulus campe devant Stalingrad, le dernier bastion avant le franchissement de la Volga. Jamais aucun envahisseur n’a violé aussi terriblement le sol russe. Grossman, écrivain soviétique d’honnête talent, est mobilisé comme nombre de ses confrères dès le début de la guerre ; doté du grade de lieutenant-colonel, il parcourt les fronts pour le compte de l’Étoile rouge, le journal de l’Armée rouge, de la retraite jusqu’à l’offensive sur Berlin.
En 1942, il est à Stalingrad. Son grade et son statut l’autorisent à rencontrer à peu près tout le spectre des combattants, depuis les hauts gradés des quartiers généraux des groupements d’armées jusqu’aux soldats anonymes des avant-postes sur les lignes de front.
Pour une juste cause rend hommage à ces anonymes qui répondent à l’appel du camarade Staline, lequel parle du conflit se déroulant sur la terre russe comme d’une guerre patriotique. Vavilov, qui n’est plus un jeune homme, reçoit sa feuille de route. Il abandonne son kolkhoze à l’arrière, » les gars en manteau de cuir jaune venus l’arrêter une nuit « , le président du kolkhoze, corrompu, qui » pensait une chose et en faisait une autre « . Peut-être bien que Vavilov est soulagé de partir à la guerre ; peut-être bien qu’elle lui donnera l’occasion d’oublier la longue nuit de 1937, de ne plus faire semblant de croire aux mensonges de la propagande d’État sur les succès de la glorieuse Armée rouge en cette année 1941-1942 et de ressourcer sa foi communiste…
Vassili Grossman est né Iossif Grossman dans une famille d’intellectuels juifs assimilés de Berditchev, Ukraine, en 1905. Dans les années vingt, il étudie la chimie à Kiev et Moscou. Ses premiers succès littéraires datent de 1934 ; parrainé par Gorki, il abandonne son métier d’ingénieur chimiste pour se consacrer à l’écriture et connaît le succès, aussi bien critique que public. Grossman est un écrivain soumis au pouvoir quand le fleuron de la littérature russe se révolte contre l’obligation d’être réaliste. Le Grossman des années trente n’a rien à voir avec un Pilniak, un Babel, un Boulgakov ou un Platonov.
C’est la guerre qui va briser ses certitudes, et surtout celle d’appartenir à une seule et même grande communauté d’êtres nouveaux. Un fils tué au front, une mère assassinée par les nazis dans le ghetto de Berditchev… Grossman découvre très probablement sa judéïté lors de cette guerre patriotique censée unir le peuple à son chef. Membre du comité juif antifasciste, il collabore avec Ilya Ehrenbourg à la préparation du Livre noir (2) sur l’extermination des juifs entre 1941 et 1945, qui sera divulgué lors du procès de Nuremberg, mais interdit de publication en URSS.
Pour une juste cause porte en germe la trace des camps et de l’extermination, des purges et du Goulag. Mostovskoï, le militant kominternien, est arrêté dans une rue de Stalingrad par un détachement avancé de la Wermarcht en compagnie de Sofia Ossipovna Levinton ; Strum reçoit une dernière lettre de sa mère. Ce n’est que dans Vie et Destin que le lecteur connaîtra les dernières pensées de Sofia dans la chambre à gaz de Treblinka, la résistance de Mostovkoï dans un camp nazi, les derniers jours du ghetto juif où succombe Anna Semionovna Strum.
Le Goulag est tout juste suggéré, lui aussi par une lettre. Le commissaire politique Krymov arrive enfin à Stalingrad, sa dernière station avant la Loubianka. Grossman, à la fin des années quarante, n’est pas encore prêt à transgresser l’idéologie stalinienne, mais l’accueil glacial que reçoit son roman, ainsi que l’actualité en URSS, vont contribuer à la mise en place de sa réflexion antitotalitaire.
Écrit immédiatement après la guerre, Pour une juste cause est publié en feuilleton dans la revue Novy Mir entre juillet et octobre 1952. Quelques semaines plus tard, la Pravda exécute le roman. La grande guerre patriotique a laissé place à une nouvelle vague de purges doublé d’un antisémitisme d’État. La solution finale est passée sous silence. À Prague, s’ouvre un procès aux accents antisémites. À Moscou, l’acteur Mikhoïels a disparu en 1948, l’écrivain Perets Markish est fusillé en 1952. Il apparaît dans la presse officielle que des médecins juifs ont voulu assassiner Staline. C’est le » complot des blouses blanches « . Grossman devient un pestiféré que seule la mort du chef sauve d’un destin funeste. Il est à nouveau fêté, réédité, décoré, mais il ne joue plus le jeu et se plonge dans la rédaction de Vie et Destin. Et à l’image d’un Pilniak ou d’un Platonov, ses ouvres disparaîtront de la littérature soviétique.
(1) » Pour une juste cause « , Vassili Grossman, traduit du russe par Luba Jurgenson, Éditions lÂge d’Homme, collection Au cœur du monde, 796 pages.
(2) Vassili Grossman, Ilya Ehrenbourg, » Le Livre noir « , Solin/Actes Sud, 1995, pour l’édition française. Reprise en Livre de poche, deux tomes.